Le barrage de Rogun est la pierre angulaire de la politique énergétique du Tadjikistan moderne. Mais aussi important et massif qu’il soit, ce projet reste encore mal connu. Tour d’horizon des enjeux.
Cet article est une traduction du russe d’un article du site d’information The Open Asia.
Le président du Tadjikistan, Emomali Rahmon, a visité le 4 août dernier le chantier de construction le plus important du pays : celui du barrage hydroélectrique de Rogun. Situé dans l’Est du pays, à quelques 100 kilomètres de la capitale Douchanbé, sur la rivière Vakhch, le barrage aura une puissance de quelques 3 600 Mégawatts. A l’heure actuelle, les ouvriers enlèvent la terre et les pierres afin de laisser la place au réservoir et au barrage. Qui devrait devenir, une fois construit, le plus haut barrage au monde avec quelques 335 mètres.
La date du recouvrement du lit de la rivière Vakhch par le barrage n’est pas encore connue, mais selon certains experts, cela pourrait arriver rapidement. En ce moment, ce sont quelques 12 000 ouvriers qui travaillent sur ce chantier pharaonique. Voici 10 faits à savoir sur le barrage hydroélectrique de Rogun.
1 – Pourquoi Rogun est si important pour le Tadjikistan ?
Seul un barrage de cette taille permettrait au pays de produire suffisamment d’énergie pour assurer sa propre consommation et surtout permettrait d’exporter de l’électricité dans les pays voisins (notamment à travers le projet de CASA-1000 vers l’Afghanistan et le Pakistan, ces pays étant en déficit chronique d’électricité). Ces exportations et devises renfloueraient le pays qui s’est le moins bien sorti économiquement depuis la chute de l’URSS, avec une économie presque seulement basée sur les transferts d’argent de ses migrants en Russie – secteur aujourd’hui en crise.
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Il faut souligner que le Tadjikistan connaît les plus graves problèmes d’approvisionnement en électricité des pays de la Communauté des Etats Indépendants (CEI). Durant l’automne et l’hiver, dans les régions du Tadjikistan, il n’y a de l’électricité que pendant 6 à 8 heures par jour en moyenne.
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2 – Qui s’oppose à la construction de Rogun ?
C’est avant tout l’Ouzbékistan qui est contre la construction de Rogun, alors même qu’en son temps le projet a été pensé et dessiné à Tachkent, la capitale ouzbèke. La principale raison de l’opposition ouzbèke est la menace du manque d’eau à cause du remplissage de l’immense réservoir de Rogun (qui prendra entre 10 et 15 années à se remplir pleinement).
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L’Amou-Daria est la principale artère hydraulique de l’Ouzbékistan, et elle se remplit pour un tiers grâce à la rivière Vakhch sur laquelle le Tadjikistan est en train de construire Rogun. De plus, les autorités ouzbèkes ont fait part à de maintes reprises des menaces de la construction du plus haut barrage du monde dans une zone à haute intensité sismique.
3 – Que répond le Tadjikistan aux objections de l’Ouzbékistan ?
Le Tadjikistan se tient aux conclusions de l’évaluation du projet débutée en 2012 complétée sous la direction de la Banque mondiale. Ce rapport a été réalisé par plusieurs compagnies de conseil en ingénieries reconnues : la compagnie française Koyne et Bellier, la compagnie italienne Electroconsult et la britannique IPA. La partie consacré à l’évaluation de l’impact écologique a lui été réalisé par la compagnie suisse Povry Energy Ltd.
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Les consultants, dans leurs conclusions publiées le 1er septembre 2014, ont assuré que le projet de la station hydroélectrique de Rogun serait inoffesif pour l’environnement et les populations d’Asie centrale. Le document indique également que d’un point de vue économique, il faut construire un grand barrage (de plus de 300 mètres de haut et le réservoir qui va avec) afin que le projet soit rentable pour le Tadjikistan. La période d’utilisation estimée du barrage est d’environ 115 ans.
4 – Est-il vrai que les Tadjiks prient pour la construction de Rogun ?
C’est vrai. En juillet dernier, le premier Imam du pays, Saidmoukarram Abdukodirzoda, a appelé tous les musulmans à prier pour que la construction de Rogun se termine au plus tôt et à demander à Dieu que personne n’agisse contre la réalisation de la station hydroélectrique.
5 – Quand a été pensé ce projet ?
La toute première base à ce projet a débuté dès 1932, lors d’une grande expédition dans le Pamir, à laquelle ont participé plusieurs chercheurs et ingénieurs soviétiques en hydraulique. A l’époque, un projet similaire du nom du barrage « Sitcharog » avait été évoqué. Cependant, l’ampleur de ce projet a empêché sa concrétisation jusque dans les années 1970. A cette époque, tous les projets de barrages hydroélectriques étaient conçus et dessinés à la branche centre-asiatique de l’institut « GydroProject » à Tachkent. En septembre 1976, les travaux préparatoires à la construction de Rogun ont débuté. Et en 1980, le conseil des ministres de l’URSS a validé officiellement le projet.
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Dans le petit village alors méconnu de Rogun a débuté la grandiose « construction du communisme » comme on l’appelait alors. De tout l’URSS ont été amenés des ingénieurs et des ouvriers spécialisés. Le premier agrégat de turbines devait être inauguré dans les années 1990. Et lorsque en 1991, la construction est abandonnée avec la chute de l’URSS, le barrage de Rogun était déjà monté sur près de 40 mètres de haut.
6 – Qu’est-ce qui a gêné la construction de Rogun sous l’URSS ?
Les premiers détracteurs de la construction ont commencé à se faire entendre dans les années 1980. Membres de l’intelligentsia artistique tadjike, ils ont utilisé la période de la Perestroika de Mikhail Gorbatchev puis celle d’instabilité sous Boris Eltsine, où tout sujet se transformait en débat virulent entre société civile et les autorités.
La question de la construction de Rogun est alors apparue dans la presse locale et même nationale (soviétique), avec une résonnance plutôt NIMBY (‘Not In My BackYard’) : « Les tombes de nos ancêtres vont se retrouver sous l’eau ! Nous ne pouvons laisser faire cela ! », affirmaient les détracteurs.
En 1989, Boris Eltsine est même venu visiter la construction de Rogun, affirmant lorsqu’il est arrivé qu’il était un exemple de la grandeur de l’ingénierie et de l’économie soviétique et qu’il fallait absolument terminer la construction. Mais après avoir rencontré (et bu) avec les protestataires locaux, Eltsine a déclaré « Oui, c’est un projet brut, il faut réfléchir ». Ce qui résume bien les choix de cette époque.
Ainsi le projet a été stoppé et a dû subir de nouvelles expertises. En 1990, la construction a repris mais un an plus tard, l’URSS s’effondrait et le financement de la construction de Rogun avec.
7 – Quand est-ce que l’idée de continuer Rogun est réapparue ?
Durant les années 1990, le Tadjikistan est secoué par une guerre civile. La construction de Rogun est oubliée et irréalisable, même si des investisseurs pakistanais s’y sont intéressés, mais n’ont jamais donné suite dans le contexte trouble de ces années.
En 2004, un investisseur plus sérieux, la compagnie russe « Russal » a signé un accord dans lequel la compagnie s’engageait à terminer la construction. Mais rapidement le gouvernement tadjik a accusé Russal de ne pas tenir ses obligations inscrites dans l’accord. Selon l’étude de préparation menée par l’entreprise russe, le barrage serait fait en béton (et non de pierre et de remblais comme prévu) et la hauteur n’excèderait pas 285 mètres.
Le gouvernement tadjik a refusé que le barrage soit construit de la sorte – car il n’aurait pas été suffisamment économique pour assurer l’approvisionnement interne et les exportations. En août 2007, l’accord avec Russal a été annulé et en 2008 le Tadjikistan a débuté la construction sur ses propres financements.
8 – Combien coûte la construction de Rogun ?
Selon les estimations faites dans le rapport de la Banque mondiale en 2012, 5 milliards de dollars sont nécessaires pour construire Rogun. Cependant, le gouvernement tadjik a annoncé en juillet dernier qu’il n’en coûterait au Tadjikistan qu’un peu plus de 4 milliards de dollars.
9 – D’où vient l’argent pour la construction ?
Jusqu’à aujourd’hui, le Tadjikistan utilise son propre budget qui dévoue chaque année une ligne budgétaire pour Rogun, en espérant une aide d’institution financière internationale. Ce que la Tadjikistan recherche activement en ce moment car ses finances seraient en état de banqueroute, tout comme le secteur bancaire national.
Afin de financer le budget de Rogun, les autorités ont lancé en 2010 une campagne de ventes d’actions de la société anonyme créée pour construire le barrage, forçant les citoyens tadjiks à tous acheter des actions – à la manière d’un nouvel impôt – sur l’une des populations les plus pauvres de l’ex-URSS. La levée de fond forcée aurait atteint quelques 188,5 millions de dollars, ce qui est loin de contribuer de manière significative aux 5 milliards nécessaires.
10 – Qui construit Rogun aujourd’hui ?
C’est la compagnie « OAO Rogunskaya GES » qui est le maître d’œuvre. Mais à la fin du mois de juin 2016, la compagnie italienne « Salini Impregilo » a été choisie pour terminer Rogun. Les Italiens ont alors annoncé vouloir inaugurer les deux premiers agrégats de turbines en 2018.