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Tadjikistan : la Banque mondiale visée par une plainte sur les impacts environnementaux du barrage de Rogun

Le 8 avril dernier, le Conseil d’inspection de la Banque mondiale a officiellement enregistré une demande de contrôle concernant le barrage de Rogun. Déposée par deux citoyens ouzbek et turkmène, avec le soutien de l’ONG environnementale "Rivières sans frontières", la plainte dénonce des risques écologiques et sociaux majeurs ignorés par l'institution financière internationale.

Barrage hydroélectrique de Rogun, au Tadjikistan.
Photo : Sosh19632 sur Wikimedia Commons.

Le 8 avril dernier, le Conseil d’inspection de la Banque mondiale a officiellement enregistré une demande de contrôle concernant le barrage de Rogun. Déposée par deux citoyens ouzbek et turkmène, avec le soutien de l’ONG environnementale « Rivières sans frontières », la plainte dénonce des risques écologiques et sociaux majeurs ignorés par l’institution financière internationale.

Le barrage de Rogun, plus gros projet infrastructurel et énergétique du Tadjikistan depuis plus de dix ans, fait l’objet d’un examen officiel de la part du Conseil d’inspection de la Banque mondiale. L’organisation a reçu, le 24 février dernier, une demande d’inspection de deux citoyens d’Ouzbékistan et du Turkménistan, accompagnés par la coalition environnementale « Rivières Sans Frontières », basée à Almaty au Kazakhstan, relève Eurasianet.

Situé dans l’Est du pays, à une centaine de kilomètres de la capitale Douchanbé, sur la rivière Vakhch, le barrage hydroélectrique est censé permettre au Tadjikistan d’être autosuffisant en énergie, un pays qui connaît chaque hiver de grave pénuries d’électricité. En prime, il devrait aussi permettre d’exporter de l’électricité dans les pays voisins (notamment à travers le projet de CASA-1000) et diversifier l’économie tadjike, dépendante des transferts de fond de ses citoyens à l’étranger.

Un projet au cœur des tensions environnementales régionales

Selon le Panel d’inspection de la Banque mondiale, la plainte porte sur deux programmes financés par la Banque mondiale : le projet « Sustainable Financing for Rogun Hydropower Project » (P181029) et le projet d’assistance technique à la structuration financière du même barrage (P178819).

L’institution a octroyé en décembre 2024 une subvention de 350 millions de dollars (soit 308 millions d’euros) pour la première phase de construction, dans un programme global estimé à plus de 6,2 milliards de dollars (près de 5,5 milliards d’euros). Avec un coût total estimé à plus de 8 milliards de dollars (plus de 7 milliards d’euros), le projet est également soutenu par l’Union européenne, qui envisage d’investir via sa Banque européenne d’investissement.

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Le média anglophone Eurasianet rappelle que la construction de Rogun a été relancée par le gouvernement tadjik en 2016, interrompue pendant des décennies à la suite de la chute de l’URSS et la guerre civile tadjike qui a secoué le pays à son indépendance en 1991. Si elle est menée à terme, l’infrastructure deviendra le plus haut barrage du monde avec ses 335 mètres, produisant 3 600 mégawatts d’électricité par an.

Mais les critiques pointent de nombreux risques. Comme l’indique le site Rivers.Help !, relais de l’ONG « Rivières sans frontières », les demandeurs dénoncent une évaluation de l’impact environnemental et social incomplète et fondée sur des données obsolètes, ne tenant pas compte des risques transfrontaliers pour les écosystèmes du fleuve Amou-Daria, traversant l’Afghanistan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan, et ses populations ripariennes.

Jusqu’à 25 % de réduction du débit de l’Amou-Daria

L’un des points les plus alarmants concerne la baisse estimée de 25 % du débit du fleuve Amou-Daria lors du remplissage du réservoir de Rogun, d’après le Panel d’inspection de la Banque mondiale. Cette baisse pourrait aggraver la désertification et la salinisation des sols dans les zones agricoles en aval, affectant entre 8 et 10 millions de personnes au Turkménistan et en Ouzbékistan.

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Les conséquences écologiques sont également dénoncées comme potentiellement irréversibles. Selon Eurasianet, la réserve naturelle de Tigrovaya Balka, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2023, et les forêts de tugay sont directement menacées. Plusieurs espèces endémiques de poissons, dont deux identifiées comme en danger critique d’extinction par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), pourraient disparaître du fait des perturbations du régime hydrologique.

Manque de transparence et absence de consultation

Comme le détaille Rivers.Help !, les plaignants accusent la Banque mondiale de n’avoir ni consulté les populations concernées en aval, ni rendu accessibles les documents essentiels dans les langues locales (ouzbek, turkmène, karakalpak). Selon le Panel d’inspection de la Banque mondiale, aucun plan d’urgence pour des scénarios d’accidents n’a été communiqué, en contradiction avec les engagements de la Banque au titre de ses standards environnementaux et sociaux.

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Le contexte politique est également mis en cause. Les demandeurs ont demandé à rester anonymes, de peur de représailles dans leurs pays d’origine, et ont mandaté plusieurs organisations internationales pour les représenter, dont International Rivers, ONG internationale basée à Oakland, aux Etats-Unis, et CEE Bankwatch, réseaux d’ONG environnementales d’Europe centrale et orientale basé à Prague, en République tchèque.

Un projet à la viabilité contestée

Au-delà des aspects environnementaux, des doutes subsistent quant à la viabilité économique du barrage de Rogun, dont le coût unitaire de production électrique serait moins compétitif que celui de l’énergie solaire. Une étude menée par « Rivières Sans Frontières » recommande de réduire la taille du barrage et de privilégier un mix énergétique incluant des sources renouvelables moins risquées.

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Le lien entre Rogun et le minage de cryptomonnaie est également évoqué. Comme le rapporte Eurasianet, certains analystes estiment que les volumes d’électricité prévus pourraient être utilisés pour des fermes de minage, sans réel bénéfice pour les communautés locales. Ce potentiel non officiel aurait joué un rôle dans la décision de certaines institutions financières d’octroyer des crédits, malgré les avertissements écologiques.

La Banque mondiale maintient son soutien… pour l’instant

Malgré ces critiques, la Banque mondiale n’a pas suspendu son financement. Selon Fergana, lors d’une visite au Tadjikistan, la directrice générale des opérations de la Banque mondiale, Anna Bjerde, a réaffirmé le soutien de l’institution. Elle a qualifié Rogun de « projet phare de l’énergie verte en Asie centrale », tout en reconnaissant que la Banque restait attentive aux évaluations en cours.

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Le Panel d’inspection de la Banque mondiale précise que le Conseil d’inspection attend désormais une réponse de la direction de la Banque d’ici le 7 mai 2025. Ce n’est qu’à l’issue de cette étape qu’une décision sera prise quant à l’ouverture d’une enquête formelle. En attendant, les appels à suspendre le financement du projet se multiplient, notamment du côté de la coalition « Rivières Sans Frontières ».

Nine Apperry
Rédactrice pour Novastan

Relu par Charlotte Bonin

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Commentaire (1)

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Vincent Gélinas, 8 days ago

3600 MW… C’est une puissance telle que ça amènerait une abondance énergétique que le Tadjikistan n’a jamais connue!

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