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Le train de nuit pour Douchanbé : un carnet de bord des relations tadjiko-ouzbèkes

Pendant de nombreuses années, les relations entre le Tadjikistan et l’Ouzbékistan ont été chargées de tensions. Heureusement, la situation s’améliore doucement. Le retour du train de nuit Tachkent-Douchanbé apparaît comme un témoignage de cette détente des relations bilatérales. Le nouveau service de voies ferrées qui connecte les deux capitales est, de bien des manières, une illustration des relations passées, futures et actuelles entre Tadjiks et Ouzbeks.

Rédigé par :

La rédaction 

Edité par : sattia

Traduit par : SLS

Novastan English

Camion Route Samarcande Jizzah Herbes Vue Ciel
Un camion se déplaçant sur une route poussiéreuse entre Jizzakh et Samarcande, Ouzbékistan. Photo : Julian Postulart.

Pendant de nombreuses années, les relations entre le Tadjikistan et l’Ouzbékistan ont été chargées de tensions. Heureusement, la situation s’améliore doucement. Le retour du train de nuit Tachkent-Douchanbé apparaît comme un témoignage de cette détente des relations bilatérales. Le nouveau service de voies ferrées qui connecte les deux capitales est, de bien des manières, une illustration des relations passées, futures et actuelles entre Tadjiks et Ouzbeks.

“Votre téléphone s’il vous plaît”, demande un agent. Comme je suis le seul homme dans la cabine du train, le douanier m’a appelé dans le couloir. Je le laisse à contrecœur passer en revue les photos que j’ai prises pendant ma brève visite de l’Ouzbékistan. Que ce soit de la pornographie, des photos de bâtiments officiels ou d’installations militaires – peu importe ce qu’il recherche, il ne trouve pas.

Alors qu’il me rend mon téléphone, quelques-uns de ses collègues entrent dans le train afin de rechercher des objets de contrebande ou interdits. Les bagages sont soigneusement fouillés, tout comme l’intérieur du train. Des dalles du plafond sont retirées et une partie du plancher est ouverte afin de vérifier que rien n’est caché dessous.

Malgré le fait que les autorités ouzbèkes ont adouci les procédures de douanes ces dernières années, le passage de frontière avec le Tadjikistan reste parfois inconfortable. Cependant, les relations entre les deux pays se sont significativement améliorées depuis plusieurs années. Voyager à bord du train de nuit Tachkent-Douchanbé montre la lente concrétisation de la détente régionale.

15:47 – Tachkent

13 heures plus tôt, nous montions à bord du train dans la station centrale de Tachkent. C’était la mi-mai et avec des températures bien au-dessus des 30 degrés, la chaleur dans notre compartiment était à n’en plus pouvoir. Même si le guichetier nous avait promis la climatisation, celle présente dans notre wagon ne fonctionnait pas cette après-midi. Une jeune mère tadjike me demande si je peux l’aider à ranger sa grande valise.

Nodira et son jeune enfant allaient être nos compagnons de cabine pour la nuit, voyageant vers Douchanbé pour voir leur famille. Bien que tadjike de naissance, Nodira pendule souvent entre Ouzbékistan et Tadjikistan. Son mari tient un magasin de valises à Tachkent, mais elle préfère les montagnes tranquilles de son Tadjikistan natal aux mouvements et à la vivacité de la capitale ouzbèke.

Pendant un temps, Nodira a pensé gérer son propre business en tant qu’artiste maquilleuse professionnelle sur Instagram, ce qui n’était plus acceptable après s’être mariée. Depuis lors, elle a adopté un mode de vie se concentrant sur la religion, ses trois enfants et le fonctionnement de la maisonnée. Dans la société tadjike, les rôles de genre restent traditionnels.

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Pourtant, pour Nodira, les réseaux sociaux ont une importante fonction d’émancipation. Cela l’aide à apprendre un petit peu l’anglais et à se connecter avec le monde extérieur à travers ses abonnés, principalement en langue russe. A vrai dire, elle est devenue depuis une influenceuse suivie : des milliers de personnes regardent ses vidéos dans lesquelles elle réalise des recettes classiques de l’Asie centrale.

20:40 – Samarcande

Juste après le coucher du soleil, le train marque un bref arrêt à Samarcande. La magnifique architecture de la ville reflète encore son importance historique, ayant été un centre dirigeant de la civilisation perse. Cependant, l’héritage de Samarcande est aussi hautement conflictuel.

Pendant des siècles, la langue tadjike, une branche du persan moderne, a été la lingua franca de Samarcande. Cette place a été mise sous une pression grandissante depuis l’indépendance de l’Ouzbékistan. Eurasianet affirme que l’ancien président Islam Karimov paraissait résolu à effacer les racines tadjikes de la ville. Cependant, beaucoup au Tadjikistan voient encore Samarcande comme inextricablement liée à leur identité ethnique et culturelle.

Le sujet remonte aux années 1920, au moment de démarcation du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan actuels, quand la ville est intégrée à la République socialiste soviétique ouzbèke. En 2009, le président tadjik déclare à des journalistes que dans une querelle avec Islam Karimov, il avait menacé de reprendre Samarcande par la force.

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Un nombre significatif de locuteurs du tadjik en Ouzbékistan conservent des opinions nuancées à propos de leur appartenance ethnique. Des recherches à ce sujet ont trouvé que « de nombreuses personnes parlent une langue […] tout en s’identifiant personnellement avec « l’autre » groupe ethnique dans leur vie de tous les jours. » Dans la même étude, les tadjikophones de Samarcande interrogés se considèrent principalement comme des Samarcandais, plutôt que comme des Tadjiks.

D’un autre côté, pour les gens comme Nodira qui sont plurilingues et ont des familles mixtes, les identités locales, nationales et ethniques se chevauchent. La nouvelle connexion par chemin de fer a aussi une importante fonction symbolique comme le témoin d’une interconnexion régionale. A bien des égards, la frontière dure entre l’Ouzbékistan et le Tadjikistan a été une anomalie historique. En cela, elle a divisé un espace linguistique et culturel continu.

05:53 – Frontière

Après que le garde-frontière ouzbek m’ait rendu mon téléphone et que les agents de la douane soient sortis du train, celui-ci traverse un no-man’s land. Alors que nous accélérons, je remarque que nous avons échangé notre silencieuse locomotive électrique contre un bruyant moteur diesel. Un filet de fumée noire entre par moment par les vitres ouvertes – une malheureuse contrepartie à la ventilation contre la chaleur.

Malgré l’heure matinale, des familles entières sont en train de travailler la terre. Certains saluent de la main au passage du train. En effet, un train de passagers sur ces rails reste une vision assez rare. Depuis l’indépendance, Ouzbeks et Tadjiks se sont retrouvés pris au milieu des tensions bilatérales. Examinations et fouilles interminables, de la paperasse considérable et des fréquentes fermetures de frontière ont eu un impact significatif sur le commerce et le tourisme. Les relations entre les deux pays se sont embourbées dans la suspicion et la méfiance.

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L’Ouzbékistan a même miné des parties de la zone frontalière, soit-disant pour éviter l’entrée dans le pays de groupes islamistes. Des habitants, principalement des fermiers locaux, ont été tués ou blessés dans des explosions de mines antipersonnelles. Après que Chavkat Mirzioïev ait succédé à Islam Karimov en 2016 comme président de l’Ouzbékistan, nettoyer les champs de mines était une priorité dans sa volonté d’améliorer les liens avec le Tadjikistan.

Avec la plupart des obstacles retirés, la tâche reste de reconstruire les liens politiques, économiques et culturels qui ont été pratiquement détruits au cours des 30 dernières années. Le retour du train de nuit Tachkent-Douchanbé, premier trajet par rail connectant les deux capitales depuis la chute de l’Union soviétique, est le témoignage de cette ambition.

09:41 – Douchanbé

Le 18 avril dernier, Chavkat Mirzioïev et Emomali Rahmon ont signé un Traité sur les relations alliées à Douchanbé. Celui-ci consiste en un ensemble de 28 documents couvrant divers domaines de coopération, allant du commerce transfrontalier à la sécurité alimentaire, et de l’encouragement à l’échange interculturel aux transports et à la communication.

Dans un communiqué, le président de l’Ouzbékistan a déclaré que les relations bilatérales entre les pays avaient “atteint un niveau sans précédent”. Le site d’information ouzbek Darya.uz écrit que le développement de nouveaux couloirs d’échanges faisait partie des priorités des dirigeants. The Diplomat a précédemment rapporté que, depuis sa venue au pouvoir, Chavkat Mirzioïev avait fait pression pour de nouveaux projets ferroviaires afin de renforcer l’intégration régionale.

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Mais il va sans doute falloir un peu de temps avant que ce traité porte ses fruits. Pour l’instant, Douchanbé est tout sauf un pôle de transports régionaux. La gare de la capitale tadjike a l’allure de celle d’une gare de campagne. Mis à part le train de nuit Tachkent-Douchanbé, la seule autre connexion internationale est le trajet hebdomadaire vers Volgograd – souvent plein de travailleurs tadjiks.

Sur le quai, nous nous séparons avec Nodira. Avec un enfant en bas âge, le trajet en train est bien plus confortable que le plus court mais montagneux itinéraire par la route. Le train prend deux fois plus de temps à faire le trajet entre les deux capitales : les liaisons de transport régionales ont encore un peu de temps devant elles. Nodira finit par dire qu’elle ferait plutôt bien de prendre la voiture la prochaine fois.

Julian Postulart
Rédacteur pour Novastan English

Traduit de l’anglais par Roman Sélosse

Édité par Sandra Attia

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Commentaire (1)

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Vincent Gélinas, 2024-08-28

Entre partager une voiture de 10 ans pleine de passagers et sans climatisation sur une route défoncée, ou un train platzkart sans climatisation qui prend deux fois plus de temps, je serais bien embêté!

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