Ouvrage d’anthropologie réalisé à partir d’une immersion de 12 ans à Samarcande, Cendrillon au pays des soviets rend une analyse fine des relations entre femmes à Samarcande. Loin des coupoles bleues et des Mille-et-une Nuits, ce sont leurs vies cantonnées à la sphère domestique et la société ouzbèke dans son ensemble qui se révèlent.
Une « cité sans hommes », c’est ainsi que Samarcande est qualifiée dès le sous-titre de l’ouvrage d’Anne Ducloux, paru le 23 mars dernier aux éditions Hémisphères. D’abord docteure en histoire et en droit, l’autrice a travaillé sur l’Antiquité tardive, la Kabylie et l’île de la Réunion. Se tournant vers l’anthropologie au début des années 2000, c’est inspirée par les travaux de Roberte Hamayon sur le chamanisme en Sibérie et en Mongolie qu’Anne Ducloux se tourne vers cette thématique, tournant son regard vers l’Ouzbékistan, en particulier Samarcande.
Sur place, elle change vite son sujet d’étude, “beaucoup plus accaparée par la singularité des relations entre femmes que par les pittoresques folbins [devineresses] et autres bakhchis [barde, guérisseur].”
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Héritages multiples dans l’Ouzbékistan du XXIème siècle
La société que décrit Anne Ducloux dans son livre est, comme souvent en Asie centrale, le résultat d’héritages multiples et d’identités recomposées. Ces différents héritages sont cruciaux pour la compréhension des relations entre femmes auxquelles s’intéresse l’anthropologue. Ces relations qui prennent parfois des aspects de rapports de force sont “strictement réglementées par la tradition et l’usage soviétique.”
Un mélange s’opère ainsi entre la tradition, l’islam et l’URSS. Les influences de la religion musulmane, les marques laissées par le régime soviétique et la tradition propre aux Tadjiks de Samarcande s’entremêlent jusque dans la description de la saignée sacrificielle d’un coq. L’ère soviétique qu’ont connue la plupart des interlocutrices de l’autrice revêt quant à elle une importance particulière.
Cette multiplicité des héritages a un double emploi : elle est à la fois donnée à voir comme une des réalités de la société ouzbèke, mais est aussi une des matrices permettant de décoder cette même société. Cet élément permet de mieux saisir les réalités quotidiennes telles que décrites depuis le terrain anthropologique. A cela s’ajoute l’apparition de nouveaux cultes et la lutte du pouvoir contre eux. La crainte des pouvoirs ouzbeks à l’égard de l’islamisme radical apparaît ainsi parfois en filigrane, tandis que dans le même temps la justice reste clémente dans les affaires de violences sexuelles.
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L’émigration de masse vers le Kazakhstan, la Russie ou les Etats-Unis, ainsi que l’alcoolisme, sont des réalités issues de l’époque soviétique également, d’autres réalités qui font de Samarcande une “cité sans hommes”. Comprendre : sans hommes en âge d’exercer l’autorité, car celle-ci est considérée en fonction d’un critère de genre et d’un principe de séniorité. Le mélange des héritages s’exprime dès lors dans la structuration de la société.
Logiques familiales traditionnelles
“En Ouzbékistan, l’individu n’est qu’un maillon de la famille étendue”, souligne Anne Ducloux. Les familles apparaissent interconnectées de nombreuses manières et la parenté reste l’échelle la plus pertinente pour analyser ou présenter les relations.
75 ans d’URSS n’ont pas modifié les structures traditionnelles – patriarcat, séniorité. En l’absence des oq saqol (barbes blanches en ouzbek, les hommes en âge d’exercer l’autorité traditionnelle), elles se sont cependant recomposées, revectorisées à l’avantage des belles-mères, mères de fils, et au détriment de leurs kelin, les belles-filles.
Malgré cette absence, la tradition entretenue par chacun maintient cette même autorité dans les mains des hommes. Ainsi, c’est toujours la sphère domestique qui demeure le royaume des femmes. La prépondérance de ces dernières dans la société fait qu’elles ont, via cette sphère, une autorité et une influence énormes dans la société de Samarcande, puisque ce sont elles qui, le plus souvent, sont assez âgées pour représenter l’autorité. Leur contrôle, presque total, s’étend jusqu’au choix des époux et épouses des enfants, et va jusqu’à s’infiltrer dans leur chambre conjugale.
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La vie de chaque femme passe par différentes étapes : fille, kelin, mère, belle-mère. Parmi ces étapes, la structure patriarcale et la séniorité viennent différencier les statuts. Quel que soit celui-ci, “une femme ne commence à vivre qu’après avoir enfanté des garçons.” Avant cela, elle est “invitée dans la maison de son père.” Mariée, elle sera considérée comme une servante devant se tenir à disposition de sa belle-mère et des femmes de la famille de son mari.
Le statut de kelin, des femmes laissant l’impression de “jouer contre leur camp”
Les kelins deviennent, dès leur union avec un homme, servantes de leurs belles-mères et de toute la maisonnée, déconsidérées. C’est là que tout le parallèle avec Cendrillon qu’exprime le titre de l’ouvrage se déploie entièrement.
Si elles sont mères de fils, les femmes perpétueront ce modèle une fois qu’ils seront eux-mêmes mariés et qu’elles accèderont à ce statut si longtemps convoité de belle-mère. Alors elles exprimeront la même dureté qu’elles ont subi à l’égard de leurs belles-filles, dureté qui s’exprime dans une violence verbale qui parfois devient physique.
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L’autorité et les enjeux restant traditionnellement centrés sur les hommes, Anne Ducloux en vient à parler de la “pénible impression qu’en Ouzbékistan, les femmes jouent contre leur camp.” Le symptôme le plus parlant, à des yeux occidentaux, de cet aspect, est la place des enfants, « confisqués » par les belles-mères à leurs kelin.
Quoi qu’il en soit, une fille est vouée à quitter le lignage de son père, et à n’entrer dans celui de son époux que si elle engendre des fils. Sans fils, elle sera la servante de sa belle-mère toute sa vie, puis, après le décès de celle-ci, elle deviendra la kelin de tout le monde (et des veuves sans kelin en premier lieu).
Une analyse anthropologique de Samarcande
Anne Ducloux insiste sur le fait que le quotidien de Samarcande est “loin des Mille-et-une nuits” et de ce que les touristes occidentaux viennent y voir. C’est un quotidien démuni, où la tragédie n’est jamais très loin. Plusieurs passages poignants sur le sort de jeunes filles fréquentées par l’anthropologue illustrent cette vie loin des contes de fées.
Au-delà des femmes et de la sphère domestique, le mal-développement, la pauvreté et le dénuement se retrouvent presque à chaque page. La corruption généralisée, autre héritage soviétique, est valorisée jusque dans la personnalité d’un éventuel époux. Les services publics sont laissés à l’abandon et le système de santé évoque, selon Anne Ducloux, Stalingrad et la chirurgie de guerre.
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La structure de l’ouvrage, se rapprochant de son objet d’étude puis s’en distançant, aide grandement à rendre ces problématiques quotidiennes, tout comme la société des femmes de Samarcande. La présentation des différentes personnes citées en début d’ouvrage est utile, et il est commode d’y revenir lorsque, au cours de sa lecture, le lecteur les connaît de mieux en mieux.
Les intentions d’Anne Ducloux sont ainsi parfaitement rendues : tout en faisant le récit de son vécu, de son terrain, elle livre également le résultat de son étude anthropologique. Cendrillon au pays des soviets permet ainsi de réaliser que s’intéresser aux femmes de Samarcande revient à s’intéresser à ce qui fait la matière du tissu social en Ouzbékistan.
Jean Monéger
Rédacteur pour Novastan
Relu par Emma Jerome
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