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Comment les grands contrats publics au Kirghizstan ont été confiés à des hommes de paille issus de l’entourage du président

Le président du Kirghizstan, Sadyr Japarov, a fortement réduit la transparence des dépenses publiques, bien qu'il ait lancé une nouvelle série de projets ambitieux conçus pour démontrer les réalisations de son gouvernement. En coulisse, ces projets sont mis en œuvre par des entreprises appartenant à des proches du président.

Japarov Kirghizstan
Les grands projets publics kirghiz sont confiés à des proches du président et de son administration. Collage : Kloop.

Le président du Kirghizstan, Sadyr Japarov, a fortement réduit la transparence des dépenses publiques, bien qu’il ait lancé une nouvelle série de projets ambitieux conçus pour démontrer les réalisations de son gouvernement. En coulisse, ces projets sont mis en œuvre par des entreprises appartenant à des proches du président.

Au cours d’une enquête, des journalistes de L’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), Temirov Live et Kloop ont identifié au moins 11 grands projets initiés par le gouvernement pilotés par un organisme contrôlé par le Bureau des affaires présidentielles, qui, après le changement de pouvoir, a gagné en influence.

Parmi ces 11 projets, six d’entre eux ont un financement cumulé évalué à 137 millions de dollars (122 millions d’euros). Enfin, les journalistes ont identifié cinq entreprises qui auraient reçu des contrats pour la mise en œuvre de ces projets. Les sociétés sont liées entre elles et leur direction est associée au président Sadyr Japarov ou au chef des affaires présidentielles, Kanybek Toumanbaïev, qui selon des sources de l’OCCRP contrôle en coulisses ces entreprises.

Une concentration accrue du pouvoir sous la présidence de Sadyr Japarov

En avril 2022, un an et demi après que Sadyr Japarov soit devenu président du Kirghizstan, il fait part de son mécontentement à l’égard du système de marchés publics du pays en martelant que le Kirghizstan était géré de manière inefficace avant lui, qu’il fallait optimiser les processus afin d’accroître les résultats.

Les experts et observateurs de la région soulignent que ce gain d’efficacité s’est fait via l’introduction de changements constitutionnels qui lui ont permis d’accroître son influence.

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En effet, avant que Sadyr Japarov n’arrive au pouvoir dans un contexte de manifestations de masse en octobre 2020 en raison de soupçons d’irrégularités électorales, le Kirghizstan se démarque parmi les États post-soviétiques d’Asie centrale en raison d’un certain pluralisme de sa scène politique et du dynamisme tant de sa sphère médiatique que de sa société civile. Mais la concentration croissante des pouvoirs entre les mains de Sadyr Japarov a enrayé cette dynamique.

Asel Doolotkeldieva déclare ainsi dans un entretien que Sadyr Japarov « a changé la Constitution pour affaiblir le rôle du parlement et renforcer son propre pouvoir (…). Puis il a décidé de faire taire la société. Maintenant, les citoyens sont condamnés pour des choses ridicules, par exemple pour avoir publié des informations sur les réseaux sociaux. »

Des changements constitutionnels affectant le système de marchés publics

Parmi les initiatives de Sadyr Japarov figurent des amendements à la loi sur les marchés publics. Désormais, les entreprises publiques ne sont plus obligées de faire des appels d’offres et peuvent acheter des biens et services auprès des fournisseurs sans contraintes en matière de transparence. Au même moment, le gouvernement a fermé l’accès à certaines bases de données détaillées sur les dépenses publiques publiées sur le site web Open Budget, mine d’information pour les journalistes.

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Tous ces changements ont fortement affaibli la transparence sur les dépenses publiques. Une coalition de groupes de la société civile et le Fonds monétaire international ont mis en garde contre le risque d’augmentation de la corruption dans le pays.

Le renforcement de l’influence de l’administration présidentielle

En parallèle, le président a renforcé le rôle du Bureau des affaires présidentielles, institution placée directement sous son contrôle. Elle a vocation à fournir un soutien matériel, technique et domestique au président, mais sous la présidence de Sadyr Japarov, ses compétences ont été élargies.

Le directeur des affaires présidentielles récemment nommé, Kanybek Toumanbaïev, a été chargé de superviser un certain nombre de projets nationaux ambitieux qui devaient témoigner du développement du pays sous la férule de Sadyr Japarov : un nouveau palais présidentiel, l’agrandissement de l’aéroport de Karakol, des infrastructures touristiques dans le parc national d’Ala Artcha et des projets de logement à Bichkek.

Seuls les travaux pour l’aéroport ont fait l’objet d’un appel d’offre public, mais celui-ci a été bloqué par le président kirghiz au motif que le coût des travaux était excessif. Au cours d’un entretien avec l’agence de presse Kabar, il a déclaré : « En 2021, j’ai demandé à la direction des aéroports du pays d’effectuer la reconstruction et des réparations dans les installations et de reprendre les vols intérieurs. Il s’est avéré que pour la seule reconstruction de l’aéroport de Karakol, le montant était surestimé de près de 10 millions de dollars (8,9 millions d’euros, ndlr). Nous avons immédiatement annulé l’appel d’offre. Maintenant, nous construisons tout nous-mêmes, en gardant 10 millions de dollars dans le budget. » Mais il n’a jamais révélé qui construira l’aéroport ni l’estimation du coût final.

Bakytbek Satybekov, expert dans le domaine du financement de l’État et ancien président du Conseil public du ministère des Finances, estime que les projets d’infrastructures complexes, tels que l’aéroport de Karakol, devraient être construits par des entrepreneurs expérimentés et que cela devrait être fait de manière transparente et claire pour le public.

Retour sur la trajectoire de Kanybek Toumanbaïev

Kanybek Toumanbaïev est un proche des anciens présidents Almazbek Atambaïev et Sooronbaï Jeenbekov. Avant d’être nommé par Sadyr Japarov à la tête de l’administration présidentielle, il était déjà une figure influente des précédentes mandatures.

En 2015, Kanybek Toumanbaïev s’est présenté au parlement du Parti social-démocrate du président de l’époque, Almazbek Atambaïev. Positionné en fin de liste, il n’a pas obtenu de siège, mais des signes montraient qu’il bénéficiait d’une relation étroite avec le président.

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Avant même la transition vers le président suivant, Kanybek Toumanbaïev avait tissé des liens avec Sooronbaï Jeenbekov. En 2017, il a travaillé pour sa campagne électorale et en 2020, il a essayé d’entrer à nouveau au parlement, cette fois avec le parti pro-gouvernemental Birimdik, en vain.

Comme mentionné plus haut, les manifestations de 2020 ont accouché d’un changement à la tête du pays et à la démission de Sooronbaï Jeenbekov et de son gouvernement au profit de Sadyr Japarov. C’est dans ce contexte qu’un an et demi plus tard, Kanybek Toumanbaïev est nommé chef de l’administration présidentielle.

Des journalistes sous pression

En septembre 2023, Azattyk, la branche kirghize du média américain Radio Free Europe, rapporte que Kanybek Toumanbaïev était lié à des entrepreneurs en charge de la construction du palais présidentiel. À la télévision d’État, ce reportage a été critiqué et accusé de manipulation.

Le média Temirov Live, qui enquêtait sur les activités du Bureau des affaires présidentielles, a vu son site censuré. Au début de l’année, dans un contexte de pression croissante, 11 de ses journalistes ont été accusés d’avoir appelé à des émeutes de masse. Certains des accusés attendent toujours le procès derrière les barreaux.

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Au cours de l’enquête, les journalistes se sont appuyés sur des informations provenant de sources ouvertes telles que des publications sur les réseaux sociaux car les informations sur les contrats gouvernementaux ne sont plus accessibles au public. L’enquête numérique a notamment permis d’attester de liens entre certains acteurs à la tête de ces entreprises et Kanybek Toumanbaïev.

La difficulté d’enquêter pour les journalistes kirghiz

Bolot Temirov, fondateur de Temirov Live et partenaire de l’OCCRP dans cette enquête, affirme que les journalistes sont obligés d’être plus inventifs à mesure que la répression et la transparence diminuent au Kirghizstan.

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« Une part importante de marchés publics réalisés par des entreprises publiques est dissimulée au public et les journalistes qui mènent des enquêtes, partagent des informations, écrivent des articles sont soumis à une persécution importante, créant un climat anxiogène », explique-t-il. Et de poursuivre : « Dans de telles conditions, il devient assez difficile de trouver et de vérifier des informations. Les sources, les témoins et les réseaux sociaux jouent un rôle de plus en plus important. »

La militante des droits de l’Homme Leila Seiïtbek voit un lien entre les tentatives de dissimulation d’informations sur les dépenses publiques et la campagne du gouvernement contre les médias indépendants.

La connivence entre l’administration présidentielle et les chargés de grands projets

Cette enquête menée de concert par des journalistes de l’OCCRP, des membres de Temirov Live et des journalistes de Kloop a abouti à des résultats importants. 11 projets dont le Bureau des affaires du président s’occupe ont été identifiés malgré l’opacité entourant le climat des affaires au Kirghizstan.

Divers entretiens avec des personnes au fait des rouages de l’administration présidentielle ou travaillant dans les entreprises impliquées ont permis d’enrichir l’enquête sur le fonctionnement interne de ces projets. Un témoin souhaitant rester anonyme a ainsi expliqué que certains des projets d’État les plus importants ont été confiés à des entreprises liées à l’entourage de Kanybek Toumanbaïev, voire de celui de Sadyr Japarov. Selon lui, le contrôle réel de ces entreprises revient au premier.

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Les informations fournies par le témoin ont parfois pu être vérifiées par les journalistes et ont parfois corroboré les résultats de certaines de leurs investigations.

Dans le cas du projet d’agrandissement de l’aéroport de Karakol, il a ainsi été révelé que l’opérateur du projet était la société Sapat Jol, dans laquelle travaillerait un proche de Kanybek Toumanbaïev, Temirlan Joumanazarov. Il apparaît sur des photos en compagnie du responsable de l’administration présidentielle lorsque celui-ci s’est rendu sur le site du chantier. Après avoir appris le nom de l’entreprise, les journalistes ont pu la relier à un réseau plus large d’entreprises sous le contrôle du Bureau des affaires présidentielles.

Un projet de développement du ferroviaire kirghiz

Un autre exemple témoigne de l’opacité et de la connivence entre l’administration présidentielle et les acteurs des grands projets d’infrastructure.

En 2021, Kyrgyz Railways a annoncé la construction d’une nouvelle usine pour la production de traverses ferroviaires afin de construire un itinéraire qui reliera le Nord et le Sud du Kirghizstan. Alors qu’il était attendu que la nouvelle usine appartienne à l’État et fournisse pour la première fois au pays sa « propre base de production » de traverses ferroviaires afin de réduire la dépendance à des acteurs tiers, le ministère de l’Économie et du Commerce du Kirghizstan a confirmé que l’usine serait cédée à la firme Euro Shpal, sans informations supplémentaires concernant ce passage du public au privé.

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Alors que la firme Kyrgyz Railways a démenti tout lien avec la production, un employé de celle-ci a révélé aux journalistes que l’usine était construite aux frais de l’État avant d’être transférée à une entreprise privée une fois bâtie. Quatre autres entreprises engagées dans la mise en œuvre de projets d’État attestent de la collusion entre les sphères politique et économique.

Il n’y a aucune preuve matérielle que Sadyr Japarov ait un lien direct avec ces entreprises mais toutes semblent plus ou moins liées à ses proches et au chef de son administration. Cela soulève des interrogations sur la manière dont sont attribués les contrats concernant les grands projets d’État compte tenu du manque de transparence au Kirghizstan.

Un manque de transparence qui alarme au-delà de la seule sphère journalistique

Il n’y a pas que les journalistes qui se tournent vers les réseaux sociaux pour trouver des réponses dans le contexte du manque d’informations complètes sur les projets étatiques. Même les membres du parlement témoignent de leur désarroi devant le manque de données sur ce que font les organismes de l’État.

En 2022, le député Dastan Bekechev s’est plaint sur Facebook qu’il ne pouvait pas obtenir de réponse du gouvernement quant à l’identité du propriétaire de l’entreprise chargée de la construction d’écoles à Bichkek.

Cette opacité atteint les travailleurs eux-mêmes qui ne savent pas toujours qui les paie. Ainsi, des employés ayant oeuvré sur le chantier de la station touristique de Jyrgalang ont enregistré un message vidéo à destination de Sadyr Japarov via TikTok se plaignant d’un retard de paiement de 5 millions de soms (53 000 euros) et de l’impossibilité de joindre la direction.

Le maintien de publication sur les sites officiels

Si les contrats d’État sont devenus opaques, certaines données paraissent encore, par exemple sous la forme de décrets gouvernementaux et de résolutions sur les sites web officiels. L’un de ces décrets, publié en août 2023, a provoqué un tollé public lorsqu’il s’est avéré que l’entreprise construisant un nouveau palais présidentiel recevrait trois parcelles de terrain dans le sud de Bichkek.

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Selon les estimations des experts consultés par le média Azattyk, cet octroi de terrain pourrait atteindre une valeur estimée à 77 millions de dollars (69 millions d’euros). Le décret a également permis de révéler publiquement le nom de l’entreprise qui construisait le palais, Inshaat Stroy Building, déjà mentionnée au cours d’une enquête consacrée au réseau du Bureau du président.

Les investigations du média Azattyk ont permis d’établir un lien entre cette entreprise et l’entourage de Kanybek Toumanbaïev alors que les raisons du choix de cette entreprise pour la conduite du projet et son montant restent, comme pour un nombre important de grands projets, particulièrement opaques.

Eldiyar Arykbaïev
Journaliste pour l’OCCRP

Bolot Temirov
Journaliste indépendant

Journalistes anonymes et la rédaction de Kloop

Traduit du russe par Alexis Salé

Edité par Adrien Gedin

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