Accueil      Qu’est-ce qu’être un Coréen au Kazakhstan aujourd’hui ?

Qu’est-ce qu’être un Coréen au Kazakhstan aujourd’hui ?

Les Coréens sont arrivés en Asie centrale à la suite de différentes vagues de migrations. Une étude récente, réalisée à partir d'entretiens conduits avec des Kazakhs issus de la diaspora coréenne, explore les rapports complexes qu'entretiennent ces populations avec leur langue natale et leur pays d'origine. Elle tente d'appréhender comment « se sentent » les Coréens du Kazakhstan.

Coréens Kazakhstan Déportation
Photo en noir et blanc de Coréens

Les Coréens sont arrivés en Asie centrale à la suite de différentes vagues de migrations. Une étude récente, réalisée à partir d’entretiens conduits avec des Kazakhs issus de la diaspora coréenne, explore les rapports complexes qu’entretiennent ces populations avec leur langue natale et leur pays d’origine. Elle tente d’appréhender comment « se sentent » les Coréens du Kazakhstan.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 2 août 2019 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale Fergana News.

Bien que les Coréens soient arrivés dans les républiques d’Asie centrale dans les années 1930 seulement, avec la vague des déportations staliniennes, ils sont devenus une partie incontournable de la diversité ethnoculturelle de la région, principalement au Kazakhstan, au Kirghizstan et en Ouzbékistan. Il est difficile d’imaginer l’Asie centrale sans l’agriculture et la cuisine coréennes.

Comment les Coréens de l’ex-URSS appréhendent-ils leur ethnicité ? Quels sont leurs rapports avec leur langue natale (en majeure partie perdue) et leur terre originelle, d’où ils ont été tragiquement expulsés ? Quel rôle jouent dans leur vie les deux projets gouvernementaux concurrents de la péninsule coréenne, la Corée du Nord et la Corée du Sud ? C’est à ces questions que tente de répondre le nouvel article de la linguiste et sociologue américaine Elise S. Ahn (Université de Wisconsin dans le Minnesota), qui s’intitule Tracing the Language Roots and Migration Routes of Koreans from the Far East to Central Asia, publié dans le journal scientifique Journal of Language, Identity and Education.

En 2015, Elise S. Ahn et ses collègues ont conduit des entretiens auprès de 26 citoyens du Kazakhstan issus de la diaspora coréenne. Ils ont rencontré des personnes de différents âges, entre 18 et 67 ans, et de différentes professions : étudiants, commerciaux, ingénieurs, comptables, juristes, managers. Les interviewés venaient aussi bien d’Almaty, la capitale économique, que du sud du Kazakhstan.

Lire aussi sur Novastan : Le président sud-coréen tente de charmer l’Asie centrale

Les interviews ont été menées en russe et en anglais. Les scientifiques ont tenté de pénétrer les histoires familiales des Coréens, d’en savoir plus sur les chemins difficiles par lesquels ils sont arrivés dans la région, de connaître leur représentation de leur terre natale, de leur maison, de la langue coréenne. La question la plus importante étant de savoir : qu’est-ce qu’être un Coréen au Kazakhstan aujourd’hui ?

Les voies périlleuses de l’Empire

Commençons par l’Histoire. La première migration connue des Coréens vers l’Empire russe s’est produite dans les années 1860 lorsque 30 familles venant d’une Corée surpeuplée sont venues s’installer dans le territoire administratif de Primorsky, dans l’extrême-est russe. En 1884, une autorisation officielle leur a permis de demander la nationalité russe. Selon les données du premier recensement soviétique, 87 000 Coréens vivaient dans le pays, dont la grande majorité en Extrême-Orient.

En 1937, ils ont été les premiers (avant les Allemands, les Tatars de Crimée, les Grecs, les Tchétchènes et autres) à subir la déportation suite au décret national. La même année, avec la mise en place du Conseil des Commissaires du peuple de l’URSS, ils ont été déplacés dans les Républiques du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan pour cause de « suppression de pénétration des services secrets japonais dans la région de l’Extrême-Orient ». Les Coréens, qui vivaient regroupés dans de nombreuses banlieues, étaient suspectés d’être à l’origine d’une possible insécurité, alors que la Corée était une colonie japonaise. Au total, 180 000 citoyens ont été déportés et environs 100 000 ont été établis sur le territoire de la République soviétique du Kazakhstan.

La déportation en Asie centrale a sérieusement contrarié la pratique de la langue natale des Coréens. Avant 1937, sur le territoire de Primorsky, il existait des dizaines d’écoles proposant l’étude du coréen, des journaux et magazines en coréen étaient publiés et un institut pédagogique était en activité, entre autres. Même après la déportation, de nombreuses écoles ont continué à fonctionner. Mais dès les années de guerre, elles se sont tournées vers l’apprentissage de la langue russe. Un refus de la langue natale a débuté : le recensement de 1979 a montré que, parmi les Coréens soviétiques, 47,7 % parlaient en russe. Dans les années post-soviétiques, la perte de la langue s’est poursuivie.

Déplacements vers Sakhaline puis l’Asie centrale

Les déportations ne se sont pas arrêtées avec le Primorsky. Suite à la défaite de l’Empire russe lors de la Guerre russo-japonaise (1904-1905), le Japon a reçu la moitié sud de l’île de Sakhaline, devenue la préfecture Karafuto. Durant la Seconde Guerre mondiale, les Japonais y ont déplacé, dans le cadre d’exécution de travaux forcés, 60 000 Coréens. La grande majorité d’entre eux sont restés sur l’île après son intégration à l’URSS. Pendant longtemps, on ne leur a pas donné la citoyenneté soviétique, mais on ne les laissait pas partir non plus, les utilisant comme une force de travail précieuse : des pêcheurs, des mineurs ou des bûcherons. Ils ont obtenu des passeports en 1953 seulement, suite à quoi ils ont été nombreux à s’installer en Asie centrale.

Finalement, la diaspora coréenne du Kazakhstan soviétique puis autonome a également accueilli des ressortissants de la Corée du Nord, se retrouvant à l’étranger après la fin d’une mobilité ou des études. Après 1991, se sont ajoutés les commerciaux et les spécialistes techniques de la Corée du Sud. Les quatre vagues de la migration coréenne au Kazakhstan (une part peu importante des 6 millions que constitue la diaspora coréenne) sont représentées sur la carte ci-dessous.

Kazakhstan Coréens déportation carte
Tracés des déplacements des Coréens russes et soviétiques au XXe siècle

La mémoire de la déportation

Comme de nombreuses autres diasporas, celles des Juifs ou des Arméniens par exemple, les Coréens sont profondément liés à cet événement tragique qui démarre l’histoire de leur vie en Asie centrale : la déportation stalinienne. Bien que les interviewés d’Elise S. Ahn soient des Kazakhs de la troisième ou la quatrième génération, ils se rappellent bien le passé de leur famille et parlent beaucoup de la déportation de l’année 1937. Ils l’associent à la peur face aux espions japonais ou aux plans de Joseph Staline sur la réorganisation sociale du pays.

Sur la carte ci-dessous, les lignes illustrent la grande diversité des routes empruntées par les ancêtres des interviewés qui les ont menés au Kazakhstan. Le déplacement sous Staline est le plus fréquemment évoqué. La complexité de la route, le vagabondage à travers l’URSS et les cas de fuite des trains de déportations en Sibérie ont été passés sous silence.

Kazakhstan Coréens migrations
Les routes de migration diverses les plus fréquemment citées

L’oubli de la langue natale

La recherche a confirmé la perte de la pratique de la langue coréenne parmi ceux qui sont nés à partir des années 1980. Les interviewés se souviennent seulement que leurs parents et grands-parents parlaient en cette langue, en soulignant que cette langue différait de celle pratiquée actuellement en Corée du Sud. Beaucoup se souviennent du coréen comme d’une « langue cachée ». « Dans le cercle familial nous parlions le russe, mais lorsque papa et maman voulaient cacher quelque chose, à nous ou aux étrangers, ils passaient au coréen. Par exemple lorsque la discussion portait sur l’argent », décrit Inna, 32 ans, ingénieur. La langue natale a donc été oubliée, cependant sa fonction, permettant de tracer la limite entre la famille et les étrangers et de garder les secrets, a été retenue.

Un autre élément, non moins important dans la représentation de soi, est le sentiment d’incommodité lié à l’ignorance de la langue natale. C’est précisément ce type de sentiment qui motive à étudier cette langue. « Parfois j’ai l’impression que je dois l’apprendre, juste pour pouvoir dire que je suis une Coréenne et que je parle le coréen », explique Elina, 24 ans, professeure d’anglais. « Tout le monde dit aux Coréens qu’ils doivent parler le coréen. C’est nos racines. Il serait donc intéressant de l’apprendre », décrit de son côté Dima, 30 ans, ingénieur financier.

Ainsi, bien que la langue natale de tous les interlocuteurs de la chercheuse soit le russe, ils ont également grandi entourés d’autres peuples, ont reçu une bonne éducation. Ils croient cependant en la nature profonde du lien entre un peuple et une langue. Au sentiment du devoir (« Il faut apprendre ») il n’est pas rare que s’ajoute celui du regret et de la honte. « La langue coréenne, c’est la langue de mon pays. Mais je ne peux pas la qualifier de natale puisque je ne la parle pas… Si, étant jeune, j’avais compris que je me privais de ma langue, j’aurais demandé à ma grand-mère de parler en coréen avec moi, et à mes parents aussi », affirme Ludmila, 63 ans, comptable. Ce n’est pas facile de vivre coupé de ses racines. « Il est important de savoir d’où tu viens. J’ai des amis arméniens qui parlent leur langue natale alors qu’ils sont déjà de la troisième génération… Si je connaissais ma langue natale, ce serait mieux », ajoute Dima.

Cependant, à part ce type de sentiments aux aspects ethniques, de nombreux Coréens considèrent leur langue comme une ressource précieuse, utile dans la vie. Lena, une manager de 35 ans, a pris la décision d’apprendre non pas le kore mar, le dialecte que parlaient les Coréens de l’ex-URSS, mais le dialecte sud-coréen contemporain. « Je ne vois pas l’intérêt d’apprendre le vieux coréen. Il peut servir seulement pour des études d’histoire », décrit-elle. Une approche pragmatique et le rattachement de l’apprentissage de la langue aux possibilités politiques futures est un cas commun. « Mes enfants n’apprennent pas le coréen. Je n’ai pas l’intention de les contraindre à le faire… », explique de son côté Marina, 40 ans, manager d’un restaurant. « Actuellement il n’y a pas de nécessité à apprendre cette langue. Mais à l’avenir… Je vois beaucoup de potentiel pour le coréen. C’est un point de vue plus rationnel », ajoute-t-elle.

Où est la patrie ?

Tout comme le rapport à la langue, l’identité ethnique des Coréens du Kazakhstan est mouvante, fluide et complexe. Inna, par exemple, ne peut pas se considérer tout à fait comme une Coréenne : elle est Coréenne de nationalité, parle russe, vit au Kazakhstan et se considère comme Kazakhe. Ekaterina, 25 ans, se sent plus Russe : « J’ai un nom russe, je préfère la cuisine russe et je parle russe – c’est seulement mon physique qui est coréen ». Pour Léna, tout est encore plus complexe : l’Extrême-Orient est pour elle une zone de transition, la Corée du Nord sa patrie historique, et elle se considère à la fois comme une citoyenne du monde et une soviétique portant également l’identité de la ville d’Almaty.

Envie d'Asie centrale dans votre boîte mail ? Inscrivez-vous gratuitement à notre newsletter hebdomadaire en cliquant ici.

Par « véritable maison », la majorité des interviewés citent la Corée du Sud. Pour autant, ils ne sont pas pressés d’y déménager. « Avant, je voulais partir là-bas pour étudier. Mais ensuite j’ai discuté avec les gens qui ont vécu en Corée et ils ont eu une impression négative. Les étrangers là-bas sont ignorés. On ne leur parle pas. Même si ces derniers parlent le coréen », explique Dima. En effet, les Sud-Coréens considèrent leurs « parents » de l’ex-URSS comme des semi-Coréens. Les raisons à cela : le prestige de la Corée du Sud, son économie puissante et son statut géopolitique invitent à considérer précisément ce pays comme le gardien originel de la langue et de la culture coréennes. En opposition à la Corée du Nord « exclue », même si c’est justement de l’ancien territoire de la Corée du Nord que les ancêtres des Coréens soviétiques sont venus au Primorié, le nom moderne du Primorsky.

Il en résulte que les Coréens du Kazakhstan n’ont pas de définition de la patrie qui mette tout le monde d’accord. Ils sont attirés par la Corée du Sud et la respectent mais les Sud-Coréens les considèrent comme des semi-étrangers, différents.

Et en ce qui concerne le Kazakhstan, où ils sont nés et ont grandi ? Les Coréens n’y sont pas considérés comme des citoyens de seconde zone. En 2016, lorsque la fête nationale du « Remerciement » a été instaurée, le président du pays, Noursoultan Nazarbaïev, a rappelé que les Kazakhs ont accueilli les populations délaissées dans la steppe par le régime stalinien comme des amis précieux. Mais dans un tel contexte, on fait poliment comprendre aux Coréens que sur la terre du Kazakhstan, ils sont des invités. Il ne reste plus, pour les Coréens d’Asie centrale, qu’à s’accrocher les uns aux autres, aux réseaux personnels à l’intérieur de la diaspora, conclut Elise S. Ahn.

Traduit du russe par Anna Kosova

Édité par Aline Simonneau

Merci d'avoir lu cet article jusqu'au bout ! Si vous avez un peu de temps, nous aimerions avoir votre avis pour nous améliorer. Pour ce faire, vous pouvez répondre anonymement à ce questionnaire ou nous envoyer un email à redaction@novastan.org. Merci beaucoup !

Commentaires

Votre commentaire pourra être soumis à modération.