Accueil      L’influence russe sur les médias de langue kazakhe : interview avec un politologue

L’influence russe sur les médias de langue kazakhe : interview avec un politologue

Au Kazakhstan, la propagande russe, en particulier sur la guerre en Ukraine, se propage au-delà d’un public russophone. Les experts y voient un signe inquiétant.

Rédigé par :

La rédaction 

Edité par : SLS

Traduit par : Elise Medina

Cabar Asia

Joldas Orisbaï
Joldas Orisbaï. Photo : Facebook.

Au Kazakhstan, la propagande russe, en particulier sur la guerre en Ukraine, se propage au-delà d’un public russophone. Les experts y voient un signe inquiétant.

D’après les observations du politologue Chalkar Nourseït, trois thèmes principaux se sont dessinés dans la propagande russe au cours des cinq dernières années. D’abord le Covid et les vaccins, ensuite les conspirations autour de la guerre en Ukraine – selon lesquelles par exemple Volodymyr Zelensky serait en réalité un toxicomane – et enfin autour des pays occidentaux, notamment concernant les questions de la démocratie, des droits de l’Homme, d’un soi-disant gouvernement mondial, des francs-maçons et ainsi de suite.

De tels mythes peuvent tomber en terrain fertile, car une part significative des Kazakhs est exposée au risque de désinformation et de fake news. C’est ce qu’ont révélé les résultats d’un sondage mené par le Bureau d’express-monitoring de l’opinion publique Demoscope à la fin de l’année 2022.

Il s’est avéré que la moitié des répondants avaient des difficultés à identifier les informations non authentiques.

Des disparités dans la perception de la guerre selon la langue

Medet Essimkhanov, rédacteur en chef de la version en langue russe du projet Factcheck.kz, qui s’attache à déconstruire la propagande, estime que la quasi-totalité des narratifs utilisés pour justifier l’invasion de l’Ukraine peuvent être considérés comme de la propagande russe. Cela comprend par exemple les déclarations sur la guerre avec l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), sur le nazisme qui fleurirait en Ukraine ou encore sur le « génocide » dans le Donbass.

Demoscope a étudié les attitudes à l’égard du conflit en mars 2022, révélant que la langue a une influence sur la perception de la guerre. « 39 % des interrogés russophones ont privilégié l’expression ‘opération spéciale’, contre 27 % des kazakhophones », a déclaré Demoscope dans un communiqué de presse.

Lire aussi sur Novastan : Influence russe au Kazakhstan : l’illusion de l’affaiblissement

Cela peut s’expliquer par la présence de narratifs de la propagande russe dans l’espace médiatique de langue kazakhe. La preuve en est le célèbre site d’information Nege.kz, qui a diffusé en mars 2022 une déclaration du président de la Fédération de Russie selon laquelle les « soldats et officiers russes servent en véritables héros » dans la guerre avec l’Ukraine. Dans les notes, nulle mention par la rédaction d’autres détails ou d’informations liées à la guerre.

Comment la propagande du Kremlin se manifeste-t-elle en langue russe ?

L’expert médiatique Joldas Orisbaï signale que la branche kazakhe du média russe Sputnik, jusqu’à aujourd’hui, a utilisé l’expression « opération militaire spéciale » au lieu de celle de « guerre ». Il explique de la sorte le choix de cet euphémisme : « Ce média est affilié au Kremlin. Il utilise la ‘stratégie du déplacement fluide’ (gradual strategy). Celle-ci tente, grâce à la répétition de narratifs ‘d’opération militaire spéciale’, de modifier la perception des Kazakhs. »

Sputnik.kz utilise l’expression « opération militaire spéciale » non seulement dans ses matériaux en langue russe, mais aussi en langue kazakhe. Tengrinews.kz, populaire au Kazakhstan, procède de façon analogue.

Lire aussi sur Novastan : Spectre de l’Ukraine et souveraineté kazakhe : l’avenir incertain de la langue russe au Kazakhstan

Les médias pro-Kremlin essaient de discréditer les pays occidentaux en opposant valeurs « traditionnelles » et « occidentales », ainsi qu’en utilisant une rhétorique orientée contre les personnes LGBT. Ces narratifs ont également une place de choix dans l’espace en langue kazakhe. Par exemple, encore en 2020, le site d’information politique 365info.kz a partagé en kazakh l’information qu’à Kiev, « un gay aurait arboré un drapeau LGBT sur le mémorial de la ‘mère-patrie’ ». Dans le même temps, caravan.kz écrit que les représentants LGBTQ+ détruisent les familles.

Nege.kz a affirmé dans une publication qu’au Kazakhstan, « les LGBT se renforcent ». Son auteur s’interroge : « Interdire des actions contradictoires avec les traditions de nos ancêtres, ou céder aux prescriptions du processus de globalisation et laisser faire, comme l’Occident ? »

Démontrer une influence sur l’Akorda

Joldas Orisbaï remarque que la Russie s’efforce de renforcer son influence au Kazakhstan à travers des instruments économiques et politiques.

« C’est ainsi que quand les pouvoirs kazakhs rencontrent les personnalités américaines et européennes ou des leaders chinois, les pouvoirs russes tentent de démontrer leur influence sur l’Akorda (résidence du président du Kazakhstan, ndlr) », affirme l’expert des médias.

Envie de participer à Novastan ? Nous sommes toujours à la recherche de personnes motivées pour nous aider à la rédaction, l’organisation d’événements ou pour notre association. Et si c’était toi ?

À titre d’exemple, il cite les propos de la présentatrice de télévision russe Tina Kandelaki, selon laquelle au Kazakhstan « lentement, mais sûrement, on évince la langue russe au niveau de l’État ». C’est ce qu’elle a affirmé le 16 janvier dernier. Deux jours plus tard, le président du Kazakhstan se rend en visite officielle en Italie.

« Cela pourrait être une coïncidence », n’exclut pas Joldas Orisbaï. « Mais il est fort probable qu’il s’agisse là d’une méthode de propagande par laquelle le Kremlin a tenté d’exprimer son mécontentement vis-à-vis des interactions du Kazakhstan avec les pays occidentaux. »

Quel est le danger de la propagande du Kremlin pour le Kazakhstan ?

Douman Smakov, rédacteur en chef de la version en langue kazakhe de Factcheck.kz, prévient que la propagande du Kremlin a le potentiel de provoquer rapidement des troubles massifs au sein de la population, mais aussi de former des sentiments séparatistes et extrémistes, des menaces pour la stabilité du pays. De telles méthodes ont été utilisées en Ukraine et en Moldavie et, d’après lui, la propagande russe devrait être considérée comme la principale menace informationnelle.

Douman Smakov
Douman Smakov. Photo : Facebook.

« La propagande russe s’efforce de créer une bipolarité dans la société kazakhe, en concentrant l’attention sur l’usage de la langue russe et en entretenant les doutes autour du processus de décolonisation. Cela peut conduire à une intensification des effets de la propagande et des sentiments pro-Kremlin au sein de la population », ajoute Joldas Orisbaï.

Chalkar Nourseït est d’accord sur le fait que la propagande s’efforce de polariser la société : « Je tiens à souligner que la polarisation fait partie intégrante du développement de la société actuelle. Néanmoins, la propagande renforcera ce processus, jusqu’à constituer une barrière à la stabilité sociopolitique du Kazakhstan. »

La propagande sur la question des droits humains

Une autre menace évoquée par Chalkar Nourseït est la stigmatisation de la question des droits de l’Homme et des idées libérales au Kazakhstan.

« La propagande russe, dans ce domaine, a aussi un impact, car de nombreuses personnes de langue kazakhe diffusent des idées de la propagande russe en kazakh. Nombre d’entre elles, bilingues (en russe, ndlr), deviennent les cibles d’une telle propagande et contribuent, à leur tour, à la stigmatisation du libéralisme et des droits de l’Homme », explique Chalkar Nourseït.

Je fais un don à Novastan

L’expert remarque qu’à long terme, la propagande du Kremlin peut avoir un impact sur l’autodétermination de la population du Kazakhstan. « Récemment, les documents stratégiques du Kremlin ont défini le monde russe comme une civilisation, ce qui implique l’usage de la langue et la culture russes comme instrument politique dans l’espace postsoviétique. Cela affectera directement notre pays et aura un effet négatif sur le renforcement de la conscience de soi des Kazakhs », affirme avec certitude le politologue.

Pour lui, cela signifie également que la propagande russe entravera l’affirmation de la langue kazakhe comme langue de l’État ainsi que sa transition de l’alphabet cyrillique à l’alphabet latin. « En d’autres termes, il ne sera pas aisé de créer un espace d’information et d’idéologie unifié sur la base d’une langue d’État kazakhe », explique Chalkar Nourseït.

Comment se défendre contre la propagande du Kremlin ?

Joldas Orisbaï craint que dans un futur proche, la rhétorique du Kremlin ne puisse se diffuser directement en kazakh. Douman Smakov prévient que cela impactera toutes les générations avec une force équivalente à celle de la propagande soviétique et, avant elle, la propagande de l’Empire russe.

C’est pourquoi dans la lutte contre la propagande, d’après Douman Smakov, il est important de prendre des mesures concrètes pour interdire la propagande sur la guerre, formellement proscrite par la Constitution.

Lire aussi sur Novastan : Le Kazakhstan ciblé par une campagne de désinformation russe

« Les médias indépendants doivent avoir recours au pré banking, c’est-à-dire à la déconstruction préalable des narratifs de propagande de la Russie. Il est nécessaire d’élever la qualité de l’information kazakhe, mais aussi le nombre d’auditeurs en langue kazakhe. Il s’agit de développer non seulement le contenu léger et humoristique, mais aussi le contenu politiquement instruit », propose Douman Smakov.

Joldas Orisbaï attire l’attention sur la nécessité d’améliorer les compétences en fact-checking des journalistes en langue kazakhe. « Les ressources pour la vérification de la fiabilité des faits sont rares sur le marché kazakh. Si chaque rédaction pouvait former des spécialistes indépendants chargés du fact-checking, le marché des médias en bénéficierait », affirme-t-il.

Former les journalistes

Mais d’après l’expert, l’espace dédié au fact-checking se rétrécit pour beaucoup de journalistes du fait de leur méconnaissance des langues étrangères autres que le russe. Chalkar Nourseït estime qu’une approche globale s’impose pour la résolution du problème.

« Tout d’abord, la libéralisation du système politique doit amener la liberté d’expression et la concurrence politique. Sans elles, il est impossible de se défendre contre la propagande aussi bien dans les médias russophones que kazakhophones. En outre, il est nécessaire d’accorder une attention particulière à l’augmentation de la qualification des journalistes, en mettant l’accent sur le respect de l’éthique journalistique, qui est bancale chez nous », remarque-t-il.

Envie d'Asie centrale dans votre boîte mail ? Inscrivez-vous gratuitement à notre newsletter hebdomadaire en cliquant ici.

De plus, il sera selon lui nécessaire de trouver un modèle de financement durable pour les médias. « Aujourd’hui, de nombreux médias dépendant des ordres d’information de l’État, ce qui affecte fortement la qualité de leurs matériaux médiatiques », déplore le politologue. « De tels médias servent de porte-parole à la propagande du régime autoritaire. »

D’autres éléments nécessitant une attention particulière sont le progrès de l’éducation médiatique et le développement de l’esprit critique du public kazakh.

Moldir Outeguénova
Douman Terlikbaïev
Journalistes pour Cabar Asia

Traduit du russe par Elise Medina

Edité par Roman Selosse

Relu par Léna Marin

Merci d’avoir lu cet article jusqu’au bout ! Si vous avez un peu de temps, nous aimerions avoir votre avis pour nous améliorer. Pour ce faire, vous pouvez répondre anonymement à ce questionnaire ou nous envoyer un email à redaction@novastan.org. Merci beaucoup !

Commentaires

Votre commentaire pourra être soumis à modération.