La perception du rôle des artistes dans la société kazakhe, au cours des 30 dernières années, s’est modifiée. Le média kazakh Vlast.kz s’est entretenu avec Merouert Kalieva, directrice de la galerie Aspan Gallery, pour comprendre comment les pratiques artistiques ont évolué en trois décennies et dans quelle mesure elles ont impacté la mentalité de la nouvelle génération des artistes.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 4 décembre 2020 par le média kazakh Vlast.kz.
Le 2 décembre 2020, l’Aspan Gallery a inauguré l’exposition Le bateau navigue avec les œuvres de peintres de l’Asie centrale, dans lesquelles ils réfléchissent sur leur rôle dans la société kazakhe. Cette problématique est d’autant plus importante dans le contexte des 30 ans de l’indépendance du Kazakhstan.
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Lancée en 2015, l’Aspan Gallery est située à Almaty, la capitale économique du Kazakhstan. Son but est de promouvoir les artistes contemporains en Asie centrale. Merouert Kalieva en est sa directrice et sa fondatrice.
Vlast.kz : Dans l’annonce de l’exposition, vous avez insisté sur le fait que la pandémie de Covid-19 a de nouveau rendu actuelle la question du rôle de l’artiste dans la société. Pourquoi ?
Merouert Kalieva : Pendant la pandémie, notre vision du monde a un peu changé. Certaines choses qui nous semblaient jadis sans importance sont devenues importantes. Et les gens qui travaillent dans l’art et tous les gens au global se sont rendus compte de l’importance de la culture. Beaucoup ont ressenti leur manque, certains pour les théâtres, d’autres pour les expositions. Dans ce contexte, j’ai eu envie de dire une fois de plus comment l’artiste est important dans notre monde. Il m’a semblé nécessaire de présenter une multitude de rôles joués par l’artiste. Parce que l’artiste ne peut pas remplir une seule fonction : chaque artiste a son approche, image et objectif. Par conséquent, nous avons présenté à l’exposition quelques peintres dont les positions sont tout à fait différentes.
Nous avons, par exemple, Roustam Khalfine (1949-2008), grand théoricien qui rêvait de créer sa propre école qui réunirait des milliers d’élèves. Nous exposons son action « Peau d’un peintre », l’œuvre présentée de son vivant toujours en tandem avec la performance « Dernier point ». Cette union symbolisait la mort de la peinture et le passage à un nouvel art pour un nouvel Etat, le passage de la matière visuelle à des matières tactiles. L’image d’artiste, chez Roustam Khalfine, est universelle, l’artiste est celui qui crée et qui aide les autres artistes à se réaliser.
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Encore un artiste, Oulan Djaparov du Kirghizstan qui ne fait pas que de l’art. Aujourd’hui, il est architecte et conservateur d’expositions. Il prend en charge des projets créatifs de façon assez spontanée. Il n’a pas de stratégie et il ne se préoccupe pas de comment l’ensemble de ses œuvres sont perçues par le public. Quant à Roustam Khalfine, il était fidèle à son école où tout était réglementé, tant de temps consacré à la peinture, tant de temps dédié à l’art action. Puis, il y a Sergueï Maslov, dont toute la vie était en quelque sorte une posture artistique. Il a créé plein de mythes sur lui-même et il était compliqué de comprendre ce qui relevait d’ une action artistique et ce qui relevait de sa vraie vie. Avec cet assemblage de peintres, je tenais à montrer comment peuvent être différentes leurs conceptions et pourquoi nous avons besoin d’eux et de cette différence d’approche. En même temps, nous présentons juste une partie des artistes, mais il y a toute une strate d’autres. En théorie, nous pouvons monter quelques expositions de plus, qui seraient la suite de celle-là, car aujourd’hui, il y a de jeunes artistes dont les regards sont remarquablement différents de leurs prédécesseurs.
La question que vous posez est moins intéressante dans le contexte de la pandémie que dans le contexte des 30 ans de l’indépendance du Kazakhstan. Cela fait presqu’un tiers d’une vie humaine que nous sommes dans le nouveau système socio-économique, et durant ces années, l’art kazakh a subi pas mal de changements structurels. Comment voyait-on le rôle de l’artiste à la veille de l’indépendance, lorsque tous ces artistes, que vous exposez, ont pris leurs pinceaux ?
Pour notre exposition, ce point de repère est 1995, l’année où a démarré « la Parade des galeries » événement annuel qui se passait au Musée d’État des arts Abilkhan Kasteyev à Almaty. C’était une période très importante, les artistes s’y préparaient beaucoup, parce que pendant quelques jours, 14 galeries exposaient leurs plus beaux projets, en créant ainsi l’esprit de compétition. Il est remarquable de constater que l’art contemporain qui intéresse aujourd’hui un groupe assez restreint de gens, dans les années 1990, rassemblait autour de ses événements des milliers de personnes. Et cela motivait chaque galerie et artiste à présenter son point de vue sur l’art et le rôle de l’artiste. Par exemple, les peintres Kanat Ibraguimov et Erbossyn Meldibekov ont eu des tentatives assez radicales de traiter ce sujet via leurs projets avec du sang et des extrémités d’animaux. Roustam Khalfine avait une autre position – il essayait de construire son projet de l’utopie eurasienne ce qui représentait pour lui le passage de la culture visuelle à la culture tactile. Selon Roustam Khalfine, la tactilité était une caractéristique de la perception du monde chez les nomades. Il parlait ainsi souvent de l’expérience tactile de l’œil. A l’entendre, lorsque nous regardons un objet, c’est comme si nous le touchions.
Un autre groupe d’artistes comme Sergueï Maslov et Elena et Viktor Vorobiov voulaient réaliser des œuvres sur l’actualité. Ils ne réfléchissaient pas à la création de nouvelles écoles et la perception de l’art, ils voulaient travailler avec des objets du quotidien qui donnaient selon eux les réponses à toutes leurs questions. Cela se voyait déjà à l’époque que les artistes avaient toute une série de positions en désaccord les unes avec les autres.
C’est devenu cliché de dire que dans les années 1990, les artistes essayaient de rattraper l’indépendance nationale dont la société kazakhe était privée à l’époque de l’URSS (1922-1991). Ils avaient essayé de le faire même avant, à travers le travail avec du feutre, la sculpture turque, des paysages de steppes, mais à l’époque, la revendication de leur différence identitaire était peu légitime. Avec l’indépendance, on a enfin cessé d’étouffer l’intérêt pour l’identité, ce qui a donné une multitude de réponses proposées. Les artistes se sont lancés dans leur formulation, mais leur œuvre était-elle réduite uniquement à ce sujet ?
Il est évident que le sujet de l’identité a attiré pas mal d’artistes. C’était probablement le thème principal dans les œuvres de Roustam Khalfine et de ses alter egos, mais il y avait d’autres artistes qui y étaient moins sensibles. Ce sujet a été traité par le groupe de peintres « Kyzyl Traktor » (tracteur rouge en kazakh) qui mélangeait une quantité de symboles, dont les éléments des cultures de l’Asie centrale et soufiste. Mais très souvent, ils le faisaient à travers le prisme du monde occidental. Par exemple, les habits célèbres de derviches ne montraient pas comment les derviches étaient, mais comment ils étaient représentés dans les œuvres de Vassili Verechtchaguine (1842-1904), à l’époque où ce dernier voyageait en Asie centrale. Kanat Ibragimov et Erbossyn Meldibekov avaient une autre image de l’identité : ils créaient l’image d’un barbare asiatique. Toutefois, les discussions entre artistes ne se limitaient pas au thème de l’identité. Sergueï Maslov, par exemple, se sentait impliqué dans cette problématique sans qu’elle soit principale pour lui.
Dans quelle mesure les artistes, y compris les Vorobiov et Sergueï Maslov s’intéressaient à l’actualité qui commençait à accueillir des artéfacts de la réalité capitaliste ?
Dans les années 1990, la vie en effet s’est avérée assez compliquée, et l’un des moyens de le refléter était à l’époque la stratégie des Vorobiov, qui se sont mis à étudier la réalité en prenant de la distance, comme des extraterrestres venus sur cette planète. Ils essayaient de voir les objets du quotidien et les rituels d’un tout nouvel angle. Et il me semble que leur position était forte, elle leur a permis d’atténuer les limites entre de différents médias. Ce qui était important pour ces deux artistes, c’est la perception du quotidien comme si c’était de l’exotisme. L’un des moyens de passer du socialisme vers le capitalisme étaient des tentatives de la critique institutionnelle. En 1997, il y a eu lieu l’événement « Art-discours », qui a réuni quelques galeries kazakhes avec des conservateurs russes. Lorsque ces derniers étaient à Almaty, Kanat Ibraguimov a organisé une action pour laquelle tous les membres se sont rendus au bord du Grand lac d’Almaty et où Kanat Ibraguimov a fait du plov avec de la marihuana. La critique prend dans ce cas une forme d’ironie, un événement sérieux s’est avéré une blague.
Sergueï Maslov, lui aussi songeait à l’action « Revalorisation », le projet qu’il a fini par abandonner. L’idée était d’aller chercher les conservateurs russes à l’aéroport, les accompagner dans la ville et les amener dans la steppe. Selon le projet, les conservateurs étaient censés ne rien comprendre pendant quelques jours et après, on les aurait ramenés à la ville, à leur vie d’avant. Il était important de garder l’esprit de farce pendant toute l’action.
Avant l’indépendance, il existait toute une chaîne d’institutions soviétiques qui faisaient des commandes pour des œuvres d’art. Avec la fin du socialisme, c’est le secteur privé qui passe les commandes : musée, galeries, collectionneurs, employés d’ambassades et autres. Comment les artistes ont perçu ce changement ?
Les artistes qui participent à notre exposition étaient sous l’URSS des peintres de l’underground. Ils n’étaient pas impliqués dans le système des commandes d’Etat qui visait uniquement les membres de l’Union des artistes d’URSS [une entité soviétique organisée par l’Etat et réunissant des artistes qui servaient l’URSS, ndlr]. Roustam Khalfine et Sergueï Maslov vivaient et créaient dans les années 1980, mais ils exposaient à l’époque uniquement dans des endroits non officiels. Je ne pense pas qu’ils ont ressenti le changement des systèmes économiques.
Le seul qui a subi ce changement était Erbossyn Meldibekov. Il est né dans une gare de chemins de fer, puis on l’a envoyé à l’école où il a fait une formation de sculpteur et a envisagé de gagner sa vie en faisant des bustes de Lénine. Mais bientôt, l’URSS a disparu et tout ce qu’il avait appris ne servait plus. A ce moment, il a radicalement changé son avis sur le rôle de l’artiste. L’absurdité de la situation l’a poussé à analyser les processus qui avaient lieu à cette époque en Asie centrale dans toute leur contradiction. Ces réflexions sont devenues des bases de sa stratégie artistique. Il a dédié ses œuvres à l’étude géopolitique de sa région, en mettant l’accent sur les circonstances paradoxales dans lesquelles il s’est retrouvé.
Comment a évolué la pratique des artistes dans les années 2000 et comment a changé la palette de médias avec lesquels ils ont travaillé ?
Pour Roustam Khalfine, le sujet de l’identité restait un sujet clé et à partir des années 1990, il a abandonné la peinture et s’est recentré sur de nouveaux médias. Quant aux Vorobiov, ils sont passés également à de nouveaux médias, mais l’intérêt pour le quotidien restait central dans leur pratique artistique. Sergueï Maslov est malheureusement décédé. Georguiy Triakine-Bouchkarov était peintre autodidacte et a beaucoup travaillé avec Roustam Khalfine : ils ont fait ensemble l’un des projets de Roustam Khalfine, « Homme d’argile ».
Mais malgré ce rapprochement, Georguiy Triakine-Bouhkarov est resté fidèle à ses propres principes. Il continuait à composer ses sculptures de différents détails et objets métalliques. Alexandre Ougaï faisait partie du groupe « Bronepoezd » (en russe – train blindé) avant les années 2000, qui organisait des expositions et faisait des vidéos au format 16 mm, où le composant important était la matière de la pellicule. Quand Alexandre Ougaï a déménagé à Almaty, le groupe s’est dissout, mais il a repris plusieurs sujets de « Bronepoezd ». Et puis, de nouveaux sujets ont apparu : celui de la mémoire, des rapports entre les objets et leurs représentations etc. Oulan Djaparov n’a toujours pas une stratégie particulière.
Moldakoul Narymbetov (1948-2012), qui a créé le groupe « Kyzyl Traktor », s’est concentré sur la question de l’identité et a fait une multitude d’actions : les artistes s’habillaient en habits de derviches, effectuaient des rituels de purification, dansaient parfois des danses mystiques. A la même époque, Moldakoul Narymbetov faisait de la peinture et, contrairement à Roustam Khalfine, ne pouvait pas tracer une limite bien définie entre ses performances et le pinceau. Chez Moldakoul Narymbetov, ces médias s’entremêlaient de façon organique.
Comment a changé le contexte intellectuel pendant cette période ? Dans les années 1990, les artistes travaillaient en priorité avec des sujets relatifs au post-structuralisme : ce qui explique un tel intérêt pour le sujet de l’identité, du postcolonialisme et de la modernité. Mais nous ne sommes plus à l’aube du capitalisme, nous vivons avec depuis trois décennies, pensez-vous que cela a de l’impact sur la façon de penser des artistes ?
Il me semble que le plus grand changement est lié aux sensations vis-à-vis de l’espace. Dans les années 1990, les artistes se sentaient comme une partie intégrale de notre contexte, et pour eux, ce dernier rejoignait de façon organique le contexte global. C’était là, à mon avis, qu’ils étaient forts. Les nouveaux artistes n’ont plus le sentiment que nous sommes dans un point géographique éloigné.
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La situation a beaucoup changé avec l’apparition d’Internet, grâce auquel vous pouvez toujours être impliqués dans des process de l’échelle mondiale, où que vous soyez physiquement. C’est pourquoi, pour les jeunes artistes, le contexte local a perdu son sens déterminant. Ils s’y adressent toujours souvent, mais leur mentalité est devenue différente. Nous pouvons diviser les artistes en deux groupes, la génération avant Internet et la génération après Internet.
Ce changement de paradigme chez les artistes s’est-il passé de façon harmonieuse, ou au contraire, s’est-il avéré assez conflictuel ?
Il me semble qu’au Kazakhstan nous avons été confrontés à une situation assez intéressante. Le groupe d’artistes très talentueux des années 1990 appelé parfois « Nomades étoilés » et s’inspirant du roman de Sergueï Maslov participait régulièrement aux actions du Centre d’art contemporain de Soros et apparaissait dans des expositions internationales. En 2005, ils ont même participé à la Biennale de Venise, au sein du pavillon de l’art de l’Asie centrale. Ils exposaient donc souvent à l’étranger et il me semblait un peu étrange de les voir parmi de jeunes artistes.
Pendant longtemps, notre pays n’a pas connu de continuité générationnelle. A l’époque, il n’y avait pas de conditions nécessaires pour l’apparition d’une nouvelle cohorte d’artistes, faute de formation adéquate. Pour résoudre ce problème, c’est encore le Centre de Soros qui voulait nous venir en aide. Sauf que l’organisme déploie ses projets sur cinq ans, et que pour le cas du Kazakhstan, il n’a pas pu le faire, ce qui a donné un gap entre générations. Après la fermeture du Centre de Soros, les artistes continuaient à travailler sur des projets internationaux, mais n’exposaient rien à Almaty.
Le seul moyen de voir leurs œuvres c’était de se rendre dans leurs studios d’artistes. Dans des conditions pareilles, il semblait compliqué d’oser choisir la voie d’artiste. Mais aujourd’hui, pas mal de jeunes talents sont apparus, et cela grâce Artbat Fest qui avait lancé son « Ecole du geste artistique ». Une partie de ses élèves ne sont pas restés dans le milieu artistique, mais d’autres ont décidé de poursuivre leurs études dans des universités. Il est impossible de définir une seule raison de ce gap générationnel. De la même façon, il est impossible de désigner une seule initiative qui l’a comblé.
Mais comment après toutes ces péripéties, les nouveaux artistes ont-ils réussi à comprendre leur rôle dans la société ?
Ils utilisent toujours des approches très variées. La différence principale entre les artistes d’aujourd’hui et de ceux des années 1990, réside dans leur vision de l’image de l’artiste. Ils ne la voient plus uniquement ironique et en souffrance, mais également en tant qu’acteur de la vie sociale. Aujourd’hui, on attend que l’artiste soit davantage impliqué dans les interactions sociales qu’il y a 30 ans. On attend qu’il critique le pouvoir, défende la discussion écologique, parle d’une multitude de conflits sociaux.
Les Vorobiov ont une installation « Peintre qui dort » qui illustre avec exactitude la question du rôle de l’artiste. Le texte sur le mur, faisant partie de l’installation, disait qu’il ne fallait pas réveiller l’artiste, ce dernier était au repos, mais qu’un jour il se réveillerait et donnerait une nouvelle réponse sur son rôle. Plus tard, ils ont effectué une série d’œuvres « Vintage », la suite de la première installation. Ils avaient accroché aux draps des représentations d’arrestations lors de manifestations dans différents endroits du monde et les ont intégrées à l’œuvre de départ. C’est justement ce qui désignait la nouvelle situation de la participation politique de l’artiste.
Ecrit par Dmitriï Mazorenko
Journaliste pour Vlast.kz
Traduit du russe par Ariadna Gulevskaya
Édité par Nazira Zhukabayeva
Relu par Nathalie Boué
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