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Influence russe au Kazakhstan : l’illusion de l’affaiblissement

Eldaniz Gusseïnov, spécialiste des études européennes et internationales, explique pourquoi, sur fond de guerre en Ukraine, il est trop tôt pour parler de déclin de l’influence de la Russie au Kazakhstan et quels bénéfices le Kazakhstan peut tirer de la situation actuelle.

Astana Akorda Palais Présidentiel Kazakhstan Hiver

Eldaniz Gusseïnov, spécialiste des études européennes et internationales, explique pourquoi, sur fond de guerre en Ukraine, il est trop tôt pour parler de déclin de l’influence de la Russie au Kazakhstan et quels bénéfices le Kazakhstan peut tirer de la situation actuelle.

Pour nombre d’experts, l’influence russe au Kazakhstan est en perte de vitesse depuis le début des opérations militaires en Ukraine. En cause, les choix d’Astana au sein d’institutions internationales, le refus de reconnaître les républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, ou encore le souhait du gouvernement d’adopter un régime de sanctions contre la Russie.

Pourtant, le président, Kassym-Jomart Tokaïev, continue de définir la Russie comme le principal partenaire stratégique et allié du Kazakhstan. Force est de constater que la coopération économique et militaire entre le Kazakhstan et la Russie n’a pas beaucoup évolué, tandis que la dépendance du Kremlin à l’égard du Kazakhstan s’est accrue.

De manière générale, il serait facile d’attribuer à tort au Kazakhstan une politique étrangère à plusieurs vitesses. Dans sa volonté d’y accorder une attention accrue, Astana s’efforce en effet de tenir compte des intérêts des acteurs clés : la Russie, l’Union européenne (UE), la Turquie et la Chine.

Russie et UE : le Grand Jeu kazakh

Selon Foreign Bilateral Influence Capacity, le principal indice de mesure de l’influence d’un pays sur un autre, la Russie est l’acteur de plus influent au Kazakhstan. Il n’en a pas toujours été ainsi, ce rôle ayant parfois été joué par l’Union européenne. Les données, disponibles uniquement jusqu’à l’année 2020, peuvent être utilisées comme projection d’ici 2025 afin d’analyser l’influence actuelle de la Russie, de la Chine, de la Turquie et de l’UE.

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Courbes de progression montrant l'augmentation de l'influence de la Russie et de l'Union Européenne sur le Kazakhstan
Russie en bleu, Union européenne en jaune, Chine en vert, Etats-Unis en rouge et Turquie en mauve. – Image : Indice FBIC pour la Russie, la Chine, la Turquie, l’UE et les Etats-Unis au Kazakhstan de 1994 à 2020, avec projection d’ici 2025 (Source : Jonathan D. Moyer, Collin J. Meisel, Austin S. Matthews, David K. Bohl et Mathew J. Burrows, « China-US Competition : Measuring Global Influence », The Atlantic Council and Frederick S. Pardee Center for International Futures at the University of Denver’s Josef Korbel School of International Studies, Denver, CO, mai 2021, https://www.atlanticcouncil.org/wp-content/uploads/2021/06/China-US-Competition-Report-2021.pdf).

L’indice montre clairement que les deux principaux concurrents en matière d’influence au Kazakhstan sont la Russie et l’UE. Chaque acteur occupe en outre une position de leader incontestable dans son propre créneau : la Russie domine la sphère politique et militaire, tandis que l’UE est davantage présente dans la sphère économique et dans la fourniture d’aide étrangère. Mais Bruxelles voit sa domination dans la sphère économique se réduire comme peau de chagrin, car Astana et Moscou ont vu leur coopération s’accroître en ce domaine depuis 2010. La Chine, la Turquie et les Etats-Unis se positionnent nettement derrière la Russie et l’UE.

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Les projections d’ici 2025 montrent que la Russie devrait conserver sa position dominante, avec toutefois un renforcement significatif de la présence de Pékin par le biais d’une intensification des échanges commerciaux et de la coopération économique. L’influence fluctuante de l’Union européenne s’explique par la nature de ses relations commerciales et économiques avec le Kazakhstan. En effet, l’UE est l’un des principaux acquéreurs d’énergie kazakhe. Or, les variations régulières des prix nuisent à la stabilité de la position de l’UE dans l’indice.

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Les projections à l’horizon 2025 se basent sur les données de 1994 à 2020 et sont en général très fiables, même en tenant compte des opérations militaires en cours en Ukraine. Cet événement n’a pas tellement affecté les positions des acteurs clés au Kazakhstan, mais a modifié la nature des relations entre eux. Deux domaines essentiels de la politique étrangère du Kazakhstan permettent de le comprendre : l’influence économique et l’influence militaire.

Influence économique : projets d’investissement

L’évolution des relations entre le Kazakhstan et ses principaux partenaires est clairement mise en lumière par les projets d’investissement dans le pays par des investisseurs étrangers, dont le nombre a augmenté de manière significative en raison de la fermeture de nombreuses entreprises étrangères en Russie et de la nécessité pour les entreprises russes de se servir du Kazakhstan pour faire des affaires avec une partie du monde. L’effet d’interconnexion s’est donc amplifié.

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En outre, le Kazakhstan lui-même invite activement les représentants des entreprises qui prévoient de cesser leurs activités en Russie. Ainsi, le vice-ministre des Affaires étrangères du Kazakhstan, Almas Aïdarov, a indiqué que 401 entreprises ont été invitées à se relocaliser au Kazakhstan. Début mars 2024, le vice-ministre de l’Economie nationale, Baouyrjan Koudaïbergenov, a indiqué que 41 entreprises d’une valeur de plus de 1,5 milliard de dollars quittaient la Russie pour s’installer au Kazakhstan.

Par ailleurs, 37 autres entreprises, représentant une valeur combinée de près d’un milliard de dollars, sont en cours de délocalisation : Honeywell, InDriver, Fortescue, Skoda, GE Healthcare et Philips. Volkswagen a prévu d’ouvrir une usine automobile dans l’oblys de Kostanaï, qui ciblerait probablement un public russe.

 Nombre d’emplois prévusCoût des projets (en millions de tengués)Nombre de projets prévus
 Avant 202220222023Avant 202220222023Avant 202220222023
Chine3 6164 1152 605586 512558 703225 96610117
Turquie4 3351 0201 055769 665156 215702 3881155
UE9201 7741 145315 3921 719 252177 500394
Russie1 4506 1048 233263 5251 689 5964 883 39451710
Données sur les projets d’investissement prévus au Kazakhstan par la Russie, la Chine, la Turquie et l’Union européenne – Source : Kazakh Invest

Selon l’entreprise publique Kazakh Invest, Moscou ne prévoyait que cinq projets d’investissement au Kazakhstan avant la guerre en Ukraine, pour un investissement total d’environ 530 000 euros. En 2022, ce montant est passé à près de 3,5 millions de dollars pour 17 projets, puis, en 2023, à près de 10 millions d’euros pour 10 projets. En comparaison, la Chine a lancé 10 projets d’investissement avant la guerre, 11 en 2022 et 7 en 2023. La Turquie, quant à elle, a lancé 11 projets avant 2022, puis 5 en 2022 et 2023. L’Union européenne n’a lancé que 13 projets depuis 2022.

Projets d’industries et de complexes logistiques

Pour Moscou, il est très important d’ouvrir des entreprises d’industrie lourde au Kazakhstan, comme une usine de production de structures métalliques légères à parois minces ou de matériaux TSMCERAMIC innovants et peu énergivores. Ces produits peuvent cibler à la fois les marchés russe et internationaux (ni russe ni kazakh). Le secteur logistique du Kazakhstan intéresse également la Russie, car il permet d’obtenir des marchandises concernées par les sanctions.

Le plus grand complexe logistique du marché du commerce électronique, Ozon, est en cours de construction au Kazakhstan. En 2023, cette entreprise a étendu ses activités à d’autres pays d’Asie centrale, comme l’Ouzbékistan et le Kirghizstan. Le projet devrait créer 4 000 emplois. A titre de comparaison, le plus grand projet chinois, Great Wall Motor, ne créera que 2 200 emplois.

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Au cours des deux dernières années, la Banque eurasiatique de développement a lancé des projets tels que la construction du gazoduc Saryarka, la modernisation des aéroports d’Almaty et du Turkestan, et la construction du périphérique d’Almaty. Jusque fin juin 2023, le capital autorisé de la Banque eurasienne de développement était de 66 % pour la Russie et de 33 % pour le Kazakhstan.

Ainsi, la Russie pourrait devenir un nouvel acteur dans le soutien aux projets d’infrastructure et de logistique au Kazakhstan. Auparavant, c’est la Chine qui tenait ce rôle, suivie par l’Union européenne.

Hausse des exportations kazakhes et des délocalisations des PME russes

En 2022, les exportations de produits technologiques du Kazakhstan vers la Russie ont nettement augmenté. Cette tendance s’est poursuivie dans le secteur en 2023 : au premier semestre de l’année, les plus fortes croissances en exportations avoisinaient les 300 % par rapport à la même période en 2022.

Cela indique que près d’une entreprise sur deux ayant une participation étrangère au Kazakhstan est russe. En 2022, le pays comptait 15 600 entreprises russes, soit deux fois plus qu’en 2021. Fin 2023, ce nombre était monté à 19 000. La part d’entreprises russes par rapport au nombre total d’entreprises étrangères présentes au Kazakhstan s’élevait à 44,9 %. Il s’agit pour la plupart de petites entreprises actives dans les domaines du commerce, de l’information, de la communication et des services.

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Dans ce contexte, la présence croissante de la Russie au Kazakhstan ainsi que la hausse de la dépendance de la Russie à l’égard du Kazakhstan deviennent évidentes.

Influence militaire : tentatives de diversification

Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’intensification de la coopération militaire avec la Turquie a fait couler beaucoup d’encre au Kazakhstan. Au centre des débats : l’accord sur la construction d’une usine de production de drones turcs au Kazakhstan, ainsi que la signature, le 10 mai 2022, d’un accord militaire, le « Protocole sur la coopération dans le domaine du renseignement militaire ». Ce document décrit les procédures et les obligations relatives à l’échange d’informations en matière de renseignement militaire, au suivi de la situation militaire et politique et à l’échange d’informations sur les organisations terroristes internationales.

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Pourtant, le Kazakhstan continue d’acheter ses armes principalement à la Russie. Selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, entre 1992 et 2022, la Russie représentait 85,5 % des importations d’armes du Kazakhstan, tandis que les pays de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) n’en représentaient que 7 %.

Cette dépendance s’explique en partie par le besoin de compatibilité avec le matériel militaire russo-soviétique, le Kazakhstan étant membre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). Astana tente malgré tout de se diversifier dans ce domaine également.

Par exemple, outre les accords signés avec Ankara, le Kazakhstan a tenté d’acheter des équipements militaires à la Chine, notamment des missiles antichars et des drones Wing Loong, bien que ceux-ci ne représentent que 1 % du total des importations.

Auprès des Etats membres de l’OTAN, le Kazakhstan a principalement acheté des avions et des hélicoptères militaires, dont certains ont été donnés, car utilisés dans le cadre d’opérations militaires en Afghanistan. Le Kazakhstan a notamment acheté des avions de transport militaire à l’Espagne, mais a préféré les avions et hélicoptères russes ainsi que des systèmes de missiles sol-air, aux chasseurs français Rafale.

Se diversifier par nécessité

La doctrine militaire du Kazakhstan, mise à jour en octobre 2022, réaffirme l’engagement du pays à mettre en place un système régional unifié de défense aérienne avec la Fédération de Russie, reflétant ainsi le partenariat stratégique et la dépendance militaire qui existent entre les deux pays. La stratégie de sécurité militaire décrite dans la doctrine prévoit la modernisation des forces armées en mettant l’accent sur l’acquisition d’armes à l’étranger.

Près de la moitié des armes du Kazakhstan devraient être achetées à l’étranger, alors que la part des dépenses militaires dans le PIB du pays est inférieure à 1 %. L’infrastructure militaire et les armements du Kazakhstan sont pour la plupart d’origine soviétique, ce qui oblige Astana à les entretenir en les achetant à la Russie.

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Toutefois, en raison des sanctions actuelles, les livraisons de certains composants et pièces détachées en provenance de Russie ont été sévèrement restreintes. Le ministère de la Défense du Kazakhstan cherche activement des alternatives, soit par la production nationale, soit par des achats auprès de pays d’Europe de l’Est comme la Serbie, la République tchèque et la Slovaquie, où la production et la modernisation d’armes selon les normes du Pacte de Varsovie se poursuivent.

S’il est clair que l’influence directe de la Russie sur le Kazakhstan demeure forte, l’évolution du contexte international et les choix stratégiques du Kazakhstan favorisent un scénario dans lequel la Russie dépend de plus en plus du Kazakhstan. Cette dynamique laisse entrevoir une transition nuancée vers une relation plus interdépendante, avec un rôle plus important joué par le Kazakhstan, non seulement en tant que bénéficiaire de l’influence, mais aussi en tant que partenaire clé sur lequel la Russie s’appuie toujours plus.

Eldaniz Gusseïnov
Rédacteur pour Factcheck

Traduit du russe par Pierre-François Hubert

Édité par Jean Monéger-Leclerc

Relu par Charlotte Bonin

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