En février 1990, la capitale tadjike était secouée par de violentes émeutes. Dans le contexte d’une URSS fragilisée, ces événements étaient annonciateurs de la guerre civile du Tadjikistan, mais posaient également les premières pierres de l’indépendance du pays.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 30 mars 2020 par notre version allemande.
Le 12 février 2020 a marqué le 30ème anniversaire des tragiques événements de Douchanbé, signe avant-coureur de la guerre civile qui eut lieu de 1992 à 1997. Ce jour-là, 25 personnes furent tuées et des centaines d’autres blessées lors des opérations de dispersion des manifestants et de répression des émeutes qui ébranlèrent la capitale tadjike. La chronologie des faits varie selon les témoins, de sorte qu’il est nécessaire de recueillir autant de témoignages que possible pour en proposer une étude fiable. Le journaliste et chroniqueur politique russe de Ferghana News, Andrei Zakhvatov, participa aux événements. Il partage ses impressions et revient sur plusieurs faits méconnus.
Ce qui s’est passé
En février 1990, des émeutes massives éclatèrent à Douchanbé après la diffusion de rumeurs sur l’attribution d’appartements à des réfugiés arméniens. Le 11 février, plusieurs centaines de jeunes, dont certains originaires de villages voisins, se rassemblèrent sur la place Lénine, devant le bâtiment du Comité central du parti communiste du Tadjikistan, pour réclamer l’expulsion des Arméniens. En réalité, aucun appartement n’avait été attribué à ces derniers et leur nombre à Douchanbé ne dépassait pas quelques dizaines. De plus, ils n’avaient guère reçu qu’une petite aide financière.
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Le lendemain, un nouveau rassemblement appelait à l’expulsion des réfugiés et à la démission des autorités. De violents affrontements éclatèrent entre les manifestants, la police et les soldats qui gardaient le Comité central. On ne sait toujours pas qui tira les premiers coups de feu, mais il est possible que ce soit l’armée, en réponse à la pression des manifestants pour entrer dans le bâtiment. La réaction de ces derniers fut inattendue : un grand nombre d’entre eux, rejoint par des bandes de casseurs, saccagea le centre-ville avant de se diriger vers sa périphérie pour en faire de même.
Selon les estimations, 24 à 26 personnes perdirent la vie au cours des trois premiers jours d’émeutes, dont cinq Russes, deux Ouzbeks, deux Tatars et le reste de Tadjiks. Plus de 550 personnes de nationalités diverses furent violentées et blessées. Selon les données officielles, les dégâts subis par la capitale s’élevaient à 17,2 millions de roubles (environ 196 000 €). L’aile du ministère des Ressources hydrauliques, adjacente au Comité central, fut endommagée et en partie pillée. La foule d’émeutiers saccagea le marché Barakat, certaines entreprises et magasins du ministère du Commerce et de l’union tadjike des Consommateurs (le « Tajikpotrebsoyuz »). Le bâtiment de la Corporation tadjike de la bijouterie (le « Tajikyuvelirtorg ») fut le plus touché, avec 1,36 million de roubles (15 500 €) de dégâts.
Dans le centre-ville, près de 300 cabines téléphoniques ainsi que de nombreux kiosques à journaux et 34 ambulances furent attaqués et détruits. Plusieurs services de l’hôpital d’État furent touchés, un médecin tué, et sept autres blessés. Le soir du 12 et le matin du 13 février, les violences se propagèrent dans toute la ville. La peur y était omniprésente. Ce n’est qu’au soir du 13 février que des troupes et des chars entrèrent dans Douchanbé ; les émeutes cessèrent le 14.
À l’origine des violences
Avec le recul, les historiens considèrent les rumeurs concernant les Arméniens comme un simple prétexte. Pour l’opposition tadjike, ouvertement engagée dans une lutte armée pour le pouvoir à partir de 1992, la cause principale des événements de février était le mécontentement de la population face au pouvoir communiste. Certaines spéculations impliquent également dans les émeutes des agents de services secrets étrangers, voire de moudjahidines afghans.
Ces 10 ou 15 dernières années, plusieurs publications sont revenues sur le rôle joué par le ministère de l’Intérieur soviétique, le KGB et les forces armées de l’URSS dans le déclenchement des manifestations, puis leur répression par la force, comme cela avait été le cas lors d’événements tragiques déjà survenus à la même époque à Tbilissi (la tragédie du 9 avril) et à Bakou (le Janvier Noir). Cependant, ces documents ne se fondent sur aucune preuve tangible et semblent même infondés. J’en veux pour exemple une anecdote personnelle.
En réponse à l’anarchie qui avait embrasé Douchanbé, des groupes d’autodéfense se formèrent spontanément. Ce processus spécifique d’organisation par les citoyens, jusque-là absent des républiques fédérales, se mit rapidement en place, en particulier après le discours télévisé du premier Secrétaire du Comité central du parti communiste, Qahhor Makhamov, qui appela la population à prendre les armes pour protéger leurs maisons et leur ville.
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Le matin du 13 février, en une heure ou deux à peine, dix groupes armés, au total 250 personnes, avaient été formés dans le quartier de Giprozemgorodok, où vivait ma famille. Les groupes réunissaient des habitants de différentes nationalités, composés pour moitié de Tadjiks et d’Ouzbeks. Une demi-heure après la création de notre faction, plusieurs centaines de jeunes agressifs qui tentaient de prendre le contrôle du quartier se heurtèrent à notre résistance et se dispersèrent.
Profitant d’une accalmie, les chefs de groupes se réunirent brièvement et décidèrent de m’envoyer, ainsi que Lievan Kokorichvili, le directeur adjoint de l’institut Tadjikgiprozem, à la 201ème division motorisée, située à côté de notre quartier, pour organiser notre coopération avec l’armée si la situation s’aggravait.
L’entrée du bâtiment de la division était gardée par un véhicule blindé et un peloton de soldats armés. Quand nous lui avons demandé quel était le rôle de la division, le commandant du peloton nous répondit que Moscou avait donné l’ordre à l’armée de protéger les infrastructures militaires et les entrepôts d’armes et de munitions sans intervenir dans le conflit civil. Il ajouta que les femmes et les enfants de notre quartier pourraient être placés temporairement dans des casernes, où ils seraient nourris, jusqu’à ce que la situation se normalise. Notre volonté de coopérer avec l’armée porta ses fruits : des soldats commencèrent à patrouiller régulièrement autour de notre quartier, ce qui nous en facilita la défense, surtout la nuit.
Nombre d’experts et de mes collègues journalistes, ainsi que moi-même, sommes convaincus que les causes des émeutes de Douchanbé sont bien plus profondes qu’on ne le pensait à l’époque. Selon moi, la croissance démographique élevée des républiques d’Asie centrale, et en particulier du Tadjikistan, est une des deux principales raisons qui ont favorisé le déclenchement des troubles.
À la fin des années 1980, le problème de la distribution de terres destinées au logement dans les zones rurales, où la population augmentait, s’était aggravé. Peu de gens savent que fin 1989, le Comité local du parti communiste reçut et classa sans suite une lettre adressée par les habitants des villages de la vallée du Varzob, alors administrativement considérée comme la banlieue de Douchanbé. Les villageois s’y indignaient des terres allouées à la construction de zones de loisirs pour les citadins, qui venaient y passer le week-end au mépris des normes de conduite musulmanes, buvant de l’alcool et se promenant en maillot de bain. Surtout, les auteurs se plaignaient du manque d’espaces destinées au logement.
La deuxième raison profonde qui a contribué au mécontentement de la population et à la montée en puissance de mouvements d’opposition était l’émergence d’une conscience nationale. Celle-ci étant née de l’interprétation ambiguë par différentes forces politiques de la perestroïka mise en place par Mikhaïl Gorbatchev. À la fin des années 1980, le mouvement d’opposition Rastokhez (« Renaissance » en tadjik) fut fondé au Tadjikistan. Il revendiquait ouvertement le statut de langue nationale pour le tadjik et souhaitait coopérer avec le Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan (PRIT), qui ne bénéficiait d’aucun statut officiel et est aujourd’hui interdit par le gouvernement.
Les débats accessibles à la population sur la préservation de la langue, de l’identité nationale et de la culture, ainsi que sur l’accès à la terre se transformèrent rapidement en grandes déclarations publiques du parti communiste. Ainsi, à l’automne 1989, lors de la conférence électorale du district local du parti communiste, qui eut lieu au théâtre Lahouti de Douchanbé (NDLR : ainsi nommé en référence à Abolqasem Lahouti, poète et militant iranien), l’un des membres de l’intelligentsia tadjike prononça devant les délégués ce discours impensable : « Camarades députés, examinez vos mandats : les textes en russe et en tadjik sont pratiquement identiques. Pour nous, Tadjiks, il est temps d’oublier notre langue et notre culture nationale… »
En février 1990, toutes les conditions étaient donc réunies pour que l’opposition clame haut et fort ses prétentions au pouvoir. Dans une atmosphère favorable aux négociations avec les autorités officielles de la capitale, le « Comité 17 » fut créé. Il comprenait des membres du mouvement Rastokhez, un certain nombre de hauts fonctionnaires, des personnalités des mondes scientifique et culturel, et des représentants des manifestants.
Le génocide qui n’eut pas lieu
Les événements de février 1990 choquèrent toute la république, mais malgré les enquêtes de dizaines d’inspecteurs du ministère de l’Intérieur, du KGB et du bureau du procureur général de l’URSS et du Tadjikistan, personne ne put déterminer avec certitude qui était à la manœuvre pour amener la foule au bâtiment du Comité central, et qui remplaça le 12 février les slogans anti-Arméniens par des revendications antigouvernementales, provoquant fusillades et massacres.
En outre, la télévision de Moscou passa ces faits sous silence. L’information se truffa dès lors de rumeurs, de versions divergentes et d’éléments fictifs. Dans ces conditions, les événements de février demeurèrent longtemps flous, autant pour les « témoins oculaires » que pour les pseudo-analystes et les personnalités politiques.
Paru en 2008, l’ouvrage L’ennemi du peuple, du célèbre politicien russe Dmitri Rogozine, constitue le cas le plus flagrant de cette désinformation. Il y écrit : « Il est significatif que les premières victimes aient été des civils russes. La guerre civile tadjike entre Vovtchiki (islamistes radicaux) et leurs opposants Iourtchiki a aussi été précédée par le massacre de la population russe à Douchanbé et dans d’autres villes. En février 1990, les islamistes nationalistes s’en sont pris à 1 500 ressortissants russes dans la capitale tadjike. Les femmes ont été forcées à se déshabiller et à courir en cercle sur la place de la Gare sous les tirs de mitrailleuse et les quolibets des autorités. »
Quelles sont les sources de ce politicien ? Difficile à dire, d’autant qu’aucun génocide russe n’eut lieu en 1990 ou dans les années qui suivirent. J’ai participé aux événements et je peux témoigner : certes, des Russes sont morts au cours des émeutes et d’autres ont été violentés, mais pas davantage que des Tadjiks ou que des citoyens d’autres nationalités. Il n’y eut pas de massacre de la population russe.
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À mon avis, la meilleure analyse des émeutes de Douchanbé a été donnée par l’historien tadjik Ibrohim Ousmonov. « À l’époque, la jeunesse tadjike percevait la démocratie comme une possibilité de faire ce qu’elle voulait. Je ne pense pas que le saccage de la capitale aurait pu établir la paix dans la république. Les événements de février 1990 n’étaient dirigés contre aucune nation. Il n’y aurait peut-être pas eu de guerre civile si nous avions tiré des leçons de la situation du Haut-Karabakh », explique-t-il.
L’ordre du Kremlin
Le jour même du début des violences à Douchanbé, un couvre-feu fut imposé et plusieurs centaines de soldats furent transférées de Russie pour prendre le contrôle des principaux sites de la ville. Mais dans les faits, ce sont les groupes citoyens qui défendirent la capitale, surtout la nuit, et durent faire face à la colère des jeunes manifestants. Dans la matinée du 16 février, une vingtaine de chefs de groupes qui coopéraient déjà entre eux se présentèrent au Comité exécutif de la ville pour une réunion ordinaire, au cours de laquelle il fut proposé de créer un conseil des chefs de groupes d’autodéfense.
Cet organe paramilitaire informel issu de la société civile aurait pu avoir une influence considérable sur la suite des événements. Au lieu de quoi, une session plénière extraordinaire du Comité central du parti communiste du Tadjikistan eut lieu le même jour à Douchanbé, à laquelle participa le président du Comité de contrôle du comité central du PCUS, Boris Pougo, fraîchement arrivé de Moscou. À l’issu de cette session, le Kremlin reprit le contrôle des opérations.
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Relayé par les journaux, le discours de Boris Pougo – qui obtint ensuite le titre de lieutenant-colonel et le poste de ministre de l’Intérieur en Russie, mais se suicida juste après le putsch de Moscou en août 1991 – était vide de contenu, se contentant de souligner servilement la grandeur du parti communiste sans adresser de remerciements aux groupes d’autodéfense. Les autorités tadjikes, effrayées mais sentant que leurs postes n’étaient plus menacés, insistèrent sur la dissolution des groupes, dont les membres commencèrent à rendre les armes. Néanmoins, ils poursuivirent leur mission une semaine de plus. Si l’insouciance des autorités suscitait l’indignation des citoyens, ceux-ci furent toutefois rassurés de savoir qu’aucune affaire pénale ne serait ouverte contre les chefs de groupes, bien qu’ils aient enfreint la loi en infligeant parfois de graves blessures aux émeutiers.
En conclusion
Depuis les années 1990, le Tadjikistan a considérablement changé. De nombreux manifestants ont quitté le pays et une partie des preuves a brûlé pendant la guerre civile. D’après certains rapports, Mikhaïl Gorbatchev, alors à la tête de l’Union soviétique, a admis qu’il ignorait qui avait donné l’ordre de tirer sur les manifestants et avait semé le chaos dans la ville. Probablement, ces questions resteront à jamais sans réponse. Au cours des 30 dernières années, personne n’a assumé la responsabilité des décisions prises durant les événements, à l’exception de Qahor Mahkamov. Nombre de témoins estiment que son appel à se défendre a permis de sauver de nombreuses vies. La plupart des ministres et généraux soviétiques de haut rang à Moscou et à Douchanbé impliqués dans les événements sont aujourd’hui décédés.
À l’instar du film nommé Nous sommes tous en liberté provisoire du réalisateur italien Damiano Damiani, le gouvernement actuel n’a jamais remercié les habitants de Douchanbé et a préféré omettre le rôle qu’ils jouèrent dans la défense de la ville. Pourtant, sans cette milice civile, l’issue des événements aurait pu être bien plus tragique encore.
Andreï Zakhvatov Journaliste pour Ferghana News
Traduit de l’allemand par Pierre-François Hubert
Edité par Laure de Polignac
Relu par Robin Leterrier
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