Au Kirghizstan, niché dans une vallée luxuriante dominée par les monts Chatkal, le village d’Arslanbob renferme la plus grande forêt de noyers au monde ainsi que ses légendes. Novastan traduit ici un texte de Peter Ford, publié sur Roads & Kingdoms.
« C’est un secret », raconte Roma Tokhtarov, guide au CBT (Community Based Tourism) d’Arslanbob. « A l’époque soviétique, des soldats de l’Armée rouge sont arrivés ici avec des scies et ont coupé de nombreux noyers. Ils les ont expédiés chez Rolls-Royce, en Angleterre, pour habiller l’intérieur des voitures de luxe. Avant la guerre, Churchill a vu ces boiseries et a demandé à Staline d’en envoyer encore, en échange d’armes. »
Difficile de savoir si cette histoire est véridique : elle n’est mentionnée dans aucune archive, et Rolls-Royce ne répond pas. Mais elle illustre bien l’esprit qui domine la forêt de noyers d’Arslanbob : celui de légendes transmises de génération en génération.
Le village d’Arslanbob, peuplé en très grande majorité d’Ouzbeks, s’étend sur près de deux kilomètres, sur les contreforts de la montagne Baba Ata qui s’élève à plus de 4 000 mètres d’altitude. Y vivent 16 000 personnes, qui travaillent dans la récolte des noix. Les habitants passent les longues soirées d’hiver à casser les coquilles de noix et à en extraire les cerneaux. Presque tous – jeunes comme vieux – participent.
« Nous vendons les cerneaux restées entiers, et nous faisons de l’huile avec ceux qui sont cassés. Nous nous en badigeonnons la peau, l’hiver, pour nous protéger du froid », explique Roma Tokhtarov. « Et bien sûr, nous les mangeons aussi, mais à la fin de l’automne, nous en avons tant mangé que nous ne pouvons plus les voir », sourit-il.
Une production naturelle de noix
Les noix d’Arslanbob ne sont pas seulement consommées localement, elles sont également exportées. D’après UN Comtrade, la base de données de l’ONU sur le commerce des produits de base, en 2016, le Kirghizstan a exporté 1 200 tonnes de noix aux USA pour 2 millions de dollars.
Ces noix proviennent de la forêt qui s’étend à l’est et à l’ouest du village d’Arslanbob. Elle est parcourue d’un entrelacs de petits chemins et recouverte, à certains endroits, de prairies et de pommiers sauvages en fleur.
Dès qu’on y pénètre, on sent toute la richesse de cette terre. Il y a l’odeur des arbres et celle du charbon qui brûle, aux abords du village. Les chemins d’ébène boueux s’entrecroisent sur les collines ondoyantes.
Les traces d’une vieille Lada se mélangent aux empreintes laissées par les chevaux et les ânes et transforment la terre en une masse encore plus compacte et boueuse dans laquelle il est difficile d’avancer.
Les jeunes noyers tout juste sortis de la pépinière forment des lignes parfaitement droites, tandis que les arbres d’un âge respectable sont plus solitaires. Dans certains endroits éloignés du village, les arbres ont 500 ans, d’après Roma Tokhtarov.
« Le 2 octobre, c’est l’ouverture officielle de la cueillette, mais dès septembre, les habitants commencent à ramasser les noix à proximité du village, sinon les enfants les récoltent pour les troquer contre des glaces », dit-il.
Une forêt peuplée de légendes
A la saison de la cueillette, des groupes entiers partent en forêt et se construisent des abris temporaires pour faciliter le ramassage des noix. Il y a comme un air de fête : les gens mangent ensemble et se rassemblent autour du feu pour chanter et raconter des histoires.
Raconter des histoires a une grande importance dans la culture d’Arslanbob. Ces histoires expliquent l’origine de l’apparition des noyers dans la vallée.
« Il y a deux histoires similaires qui relient l’apparition des arbres à Alexandre le Grand, et au moins deux autres qui racontent que des hommes importants dans l’islam auraient apporté des graines du paradis et planté ici la forêt de noyers », explique Tokhtarov.
« Je ne crois pas à l’histoire avec Alexandre le Grand, mais celle sur l’invité arabe ou perse qui aurait apporté les graines doit être vraie. Quelqu’un a bien dû les amener ici, comment pourrait-il en être autrement ? », demande-t-il en sautant d’un arbre et en se dirigeant vers une route forestière encore boueuse après l’averse du matin. Parfois, il s’essouffle, mais blague en disant qu’il a pris du poids à force de se gaver de noix, cet hiver.
Les premières noix du monde ?
Zahid Ubayidullaev est un ancien guide qui propose aujourd’hui des chambres aux touristes de passage. Dans sa maison de plain pied, construite par son grand-père, il raconte l’histoire d’Alexandre le Grand autour d’une tasse de thé noir brûlant accompagnée de noix.
« Quand Alexandre le Grand et son armée ont traversé ce territoire, plusieurs soldats sont tombés malades. Alexandre a demandé de l’aide aux locaux. Ils ont donné des noix aux soldats, qui se sont vite rétablis. En signe de gratitude, Alexandre ne les a pas attaqués. Les habitants l’ont accepté comme leur roi et ont construit le village ici», dit-il. Pour les locaux, la noix d’Arslanbob est la première à être apparue sur notre Terre.
« Une autre version affirme qu’après une bataille proche d’ici, plusieurs soldats de l’armée d’Alexandre le Grand ont été blessés. Ils ne pouvaient pas aller plus loin et sont restés dans la vallée, en attendant la mort. Les soldats ont mangé des noix et ont guéri. Ils ont décidé de rester vivre ici, et c’est pour cela qu’aujourd’hui, certains habitants ont les yeux bleus et les cheveux clairs et bouclés », dit-il, en répétant l’idée répandu selon laquelle les traits européens en Asie centrale remontent à l’armée d’Alexandre le Grand.
Le tourisme, pour sauver l’économie
La forêt a joué un rôle crucial pour le village après la chute de l’URSS. A l’époque soviétique, tout le monde avait un travail et un salaire minimum, et les villageois vivaient en majorité de la culture des pommes de terre et du coton. Les fruits de la forêt permettaient seulement d’améliorer le quotidien. Mais après l’indépendance, en 1991, le Kirghizstan a perdu le soutien financier de la Russie. Sans pétrole ni gaz, à l’inverse du Kazakhstan et du Turkménistan, les gens ont eu bien du mal à joindre les deux bouts. C’est la forêt qui a permis aux habitants d’Arslanbob de survivre.
Toute l’économie du village dépend de la récolte. C’est déjà la deuxième année de suite que les villageois s’inquiètent des faibles revenus générés par les noix.
Cette année, un reste de neige sale – il en était tombé 30 centimètres – s’est ajouté à la boue résultant des fortes pluies d’automne. Ce qui ressemble à première vue à un tapis de grosses chenilles vertes est en fait un parterre de fleurs de noyers, tombées des arbres après les fortes gelées et les chutes de neige.
Le caractère saisonnier du ramassage des noix a poussé les habitants à diversifier leurs sources de revenus, notamment grâce au tourisme. Cela fait déjà une décennie que tout est fait pour attirer les touristes de l’étranger.
En 1995, s’exprimant lors d’une conférence organisée pour trouver des moyens de préserver la forêt, T.M Musuraliev, alors ministre en charge de la gestion des forêts, avait versé dans le lyrisme : « La forêt de noyers du sud du Kirghizstan représente un superbe bien récréatif pour la population. L’air pur, le parfum des arbres et des fleurs, l’eau transparente, les centaines de gorges splendides, les cascades et les lacs attirent chaque année des milliers de touristes de toute l’Asie centrale. »
« L’essor du tourisme a été très bien accepté par la communauté. Il est vrai que certains hommes âgés et religieux n’aiment pas les tatouages ou les mini shorts exhibés par les touristes, mais ça s’arrête là », explique Hayat Tarikov, manager de CBT à Arslanbob, et ancien garde forestier.
Depuis son bureau décoré de photos, près de la place du village, il ajoute : « C’est la vie. Nous devons évoluer. » Le réseau CBT offre de plus en plus d’emplois aux villageois, nous explique Hayat. En 2001, 7 personnes travaillaient au CBT d’Arslanbob. En 2016, elles sont 162, employées comme guides, cuisiniers, porteurs, hôteliers, ou chauffeurs. ertains viennent à Arslanbob aussi en pèlerinage, puisque le village héberge plusieurs lieux sacrés en lien avec l’Islam.
Une forêt en danger
De concert avec l’industrie florissante du tourisme, le gouvernement a adopté des mesures visant à protéger les forêts d’une exploitation abusive.
« Nous avons une pépinière où l’on fait pousser des noyers que nous replanterons plus tard dans la forêt. Il est interdit d’abattre des arbres pour se chauffer ; maintenant les bûcherons marquent les arbres morts et les branches sèches que les gens peuvent utiliser », dit Hayat.
A peine 30 000 hectares – c’est tout ce qu’il reste des 600 000 hectares de forêt de noyers, de pistachiers, d’amandiers, de pommiers, de pruniers et de poiriers sauvages.
Avant 1917, l’abattage des arbres n’était pas réglementé. En 1945, la forêt a reçu un statut protégé, ce qui a limité l’abattage d’arbres, mais pas le surpâturage, le ramassage du bois de chauffe, les fenaisons, et la cueillette systématique des fruits et des noix, qui ont eu une influence fatale sur la croissance et le développement des arbres.
Aujourd’hui, des barrières de branches sèches et des barbelés séparent la forêt du village. Les locaux peuvent s’adresser à un garde forestier pour louer une parcelle, en échange d’une partie de la récolte.
D’après Tokhtarov, les visiteurs étrangers ont une influence positive sur la manière dont les locaux s’occupent de la forêt, parce qu’ils n’y jettent pas leurs déchets lors des excursions.
« Les étrangers ne font pas cela. Ils collectent leurs déchets, les jettent à la poubelle, et montrent ainsi à tous comment se préoccuper de l’environnement », assure Tokhtarov en montrant le panneau rédigé en anglais, en russe et en kirghiz par les membres du CBT, pour encourager les visiteurs à respecter l’environnement.
« Les habitants d’Arslanbob ont toujours vécu isolés, mais aujourd’hui, ils rencontrent des gens venus d’ailleurs et sont mieux informés, ce qui profite au village dans son ensemble. »
Cela les aide également à réintégrer la vie kirghize, après l’horreur des affrontements du sud du Kirghizstan en 2010.
Cette année-là, la deuxième révolution en cinq ans a donné lieu à de violentes altercations entre Kirghiz et Ouzbeks dans le sud du pays. Plus de 400 personnes ont trouvé la mort – en majorité des Ouzbeks – et de nombreuses personnes ont dû fuir le pays pour se mettre à l’abri.
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« Dieu merci, il n’y a pas eu de problèmes à Arslanbob. Mais en 2010, on a observé une forte baisse du tourisme », dit Tokhtarov.
Les guides locaux pensent que la préservation de l’économie et de la culture d’Arslanbob passeront avant tout par le développement du tourisme et la protection de la forêt.
« Je sais que dans le futur, cette forêt sera encore plus étendue, et les arbres, plus vieux et plus grands. Les routes du village seront asphaltées, celle qui y mène – élargie, et la connexion internet sera meilleure », explique Tokhtarov. En attendant, le village d’Arslanbob ne ressemble en rien au reste du Kirghizstan : des routes en terre étroites qui serpentent dans la colline, des traditions ouzbèkes, des camionnettes Porter comme seuls transports publics…
« J’espère qu’une usine ouvrira ici – peut-être de tee-shirts ou de chaussures, pour fournir du travail aux gens, et qu’on construira des habitations pour mettre fin à l’expansion des villes. Inch Allah, les gens comprendront mieux la nature et arrêteront de jeter leurs déchets partout. » Pour l’ancien garde forestier, Tarikov, le plus important reste la protection de la forêt.
« Si j’avais un million de dollars, je construirais un mur autour de la forêt, avec des postes de contrôle, j’engagerais des gardes forestiers très compétents, je les paierais bien, et je mettrais les moyens pour le développement de la faune », dit Tarikov.
« Vous avez un million ? », demande-t-il, sans trop d’espoir.
Peter Ford
Traduit par Alexia Choffat