En 1999, le Turkménistan a été le premier pays d’Asie centrale à abolir la peine de mort, alors qu’en 1998 il occupait la deuxième place dans le monde par le nombre de morts après la Chine. Aujourd’hui, le nombre des prisonniers politiques augmente. Pour certains, on ne sait même pas s’ils sont en vie.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 23 janvier 2020 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale, Fergana News.
C’est une situation particulière que semblent connaître des détenus au Turkménistan. Alors que le peine de mort a été abolie depuis 20 ans dans le pays, le sort de prisonniers reste aujourd’hui inconnu. Certains pourraient même être morts, décrit le média russe spécialisé sur l’Asie centrale Fergana News.
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La campagne internationale « Prove they are alive », qui lutte depuis 2013 contre les disparitions de prisonniers au Turkménistan, a annoncé le 21 janvier dernier que plusieurs détenus avaient purgé leur peine. Que leur est-il arrivé ? Sont-ils morts ou incarcérés à plus long terme ? Mystère. Mais le silence des autorités face aux accusations des défenseurs des droits de l’Homme en dit long.
La disparition remplace la peine de mort
En 1999, le Turkménistan est devenu la première république d’Asie centrale à abolir la peine de mort. Un an plus tôt, le pays avait décrété un moratoire sur cette peine, de même que le Kirghizstan. Ce dernier n’a décidé qu’en 2007 d’abolir la peine de mort. Au Tadjikistan et au Kazakhstan, des moratoires ont été imposés en 2003-2004, mais la peine capitale existe toujours. En Ouzbékistan, un décret présidentiel d’abolition a été signé en 2005 et est entré en vigueur le 1er janvier 2008.
Le décret proposé le 28 décembre 1999 par le premier président du Turkménistan, Saparmourat Niyazov (1990-2006), pour abolir la peine de mort se gorge d’envolées lyriques sur l’humanisme, l’adoption des règles internationales et la foi en l’avenir. La réalité est toute autre. Selon un rapport publié en 2008 par le centre de défense des droits de l’Homme Memorial, les années de culte de la personnalité de Saparmourat Niyazov ont vu le Turkménistan occuper la deuxième place mondiale en termes de condamnations à mort, juste après la Chine. En 1998, 674 personnes ont été condamnées à la peine capitale. Après l’indépendance du pays, les exécutions ont été expéditives, sans recours à d’interminables processus d’appel comme on en voit aux États-Unis.
Fin 1998, l’opinion publique mondiale perdait patience en apprenant que Khochala Garaïev et Mouhamatkouli Aïmouradov, des dissidents turkmènes incarcérés, seraient condamnés à mort sous peu. Ils étaient en effet soupçonnés de fomenter un coup d’État depuis leurs cellules. Face au tollé sur la scène internationale, Achgabat a d’abord décrété un moratoire, puis l’abolition complète de la peine capitale. Moins d’un an après, Khochala Garaïev était étranglé dans sa cellule.
Dans les pays pauvres, la construction de prisons spécialisées destinées aux détenus à perpétuité constitue souvent un frein à l’abolition de la peine de mort. Ce qui explique peut-être la réticence des Républiques voisines à passer le cap. Ainsi, au Kirghizstan, les condamnés à perpétuité ont longtemps été incarcérés dans des maisons d’arrêt et n’ont été transférés en colonies pénitentiaires qu’en 2015.
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Les autorités turkmènes se sont penchées sur ce problème trois ans après l’abolition de la peine capitale. Pour Fergana News, leur objectif n’était pas de protéger les citoyens de meurtriers psychopathes mais était motivé par des raisons politiques. En novembre 2002, plusieurs politiciens, dont l’ancien ministre des Affaires étrangères, Boris Chikhmouradov, ont été accusés de tentative de meurtre sur le président. Pour les défenseurs des droits de l’Homme, l’attentat n’était qu’une mise en scène. Les accusés ont pour la plupart été immédiatement condamnés à perpétuité. La question du lieu de leur détention s’est alors posée.
En 2002, le projet de construction de la prison d’Ovadan-Depe a débuté dans le désert du Karakoum, officiellement pour accueillir les criminels et récidivistes particulièrement dangereux. Si la prison est régie par une stricte confidentialité, certaines informations ont filtré ces dernières années. Les détenus auraient connu des étés particulièrement chauds et des hivers très rigoureux. Certains seraient à l’étroit quand d’autres, au contraire, sont isolés dans le noir. Plusieurs cellules ne permettent pas de se tenir debout. En échappant à l’exécution, les condamnés ont ainsi hérité de l’enfer à perpétuité.
En 2006, Gourbangouly Berdimouhamedov a succédé à Saparmourat Niyazov après le décès de celui-ci. La prison d’Ovadan-Depe a enregistré une tentative de rébellion, sévèrement réprimée selon les défenseurs des droits de l’Homme. Très vite, les observateurs ont compris que le nouveau président n’allait pas vider les prisons et que les arrivées à Ovadan-Depe n’allaient pas cesser.
Un épais mystère
Les autorités turkmènes s’abstiennent de commenter les rumeurs concernant Ovadan-Depe et s’en tiennent à décrédibiliser les sources. Ce qui serait légitime si des informations officielles étaient publiées. S’il arrive que des diplomates et représentants d’organisations internationales soient admis dans certaines colonies pénitentiaires, expurgées auparavant de leurs côtés les moins reluisants, c’est absolument impensable à Ovadan-Depe. Les détenus sont interdits de visites et de correspondance avec leur famille, de sorte qu’on ne sait rien des conditions de détention.
À vrai dire, on ne sait même pas s’ils sont toujours en vie. En 2017, l’Association indépendante des avocats du Turkménistan et l’Initiative turkmène pour les droits de l’Homme ont pu rassembler des éléments prouvant que Boris Chikhmouradov et d’autres condamnés n’ont jamais passé les portes d’Ovadan-Depe. Les auteurs de l’enquête estiment qu’ils ont été exécutés entre avril 2003 et novembre 2005 à BL-T/5, la seule prison du Turkménistan où des mises à mort ont eu lieu pendant les années soviétiques, avec un sous-sol spécialement conçu pour ce faire. En 2008, cette prison a été détruite.
En 2013, près de dix ans après leurs condamnations, le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’Homme (BIDDH) de l’OSCE a lancé la campagne « Prove they are alive ». Ses initiateurs ont accusé les organisations internationales de défense des droits de l’Homme et les gouvernements étrangers de loyauté envers le président turkmène qui, en six ans de présidence, n’a pas résolu le problème d’Ovadan-Depe. Leurs exigences se sont toutefois révélées minimes : aucune demande de libération des prisonniers politiques ou d’enquête indépendante sur les événements de 2002, juste une preuve que les prisonniers sont bel et bien vivants.
Sept ans plus tard, cette exigence n’a toujours pas été entendue, malgré certaines concessions des autorités. Ainsi, durant l’été 2018, on a appris que des détenus d’Ovadan-Depe avaient été autorisés à voir des proches. Cet assouplissement concernait les personnes reconnues coupables d’extrémisme islamique et non les opposants politiques. Parfois, une information tombe concernant un décès (au total, 27 prisonniers sont morts à l’heure actuelle) ou une libération sous surveillance à Ovadan-Depe.
Les prisonniers politiques continuent par ailleurs à affluer. En 2016-2017, le pays a connu une vague de disparitions. Les défenseurs des droits de l’Homme ont appris l’arrestation de dizaines de personnes soupçonnées d’opposition au régime. Par la suite, les noms de plusieurs détenus isolés d’Ovadan-Depe ont circulé, notamment le chef de l’association des étudiants turkmènes en Turquie, Omriouzak Omarkoulyev, qui avait relayé en 2018 des informations émanant des autorités turkmènes à des journalistes indépendants interdits. En automne 2019, une vidéo a été mise en ligne, qui indiquait que le jeune homme aurait rejoint l’armée. Les défenseurs des droits de l’Homme doutent toutefois de la véracité de cette vidéo.
Parmi les dernières arrivées à Ovadan-Depe, citons l’ancien ministre de l’Intérieur, Isgender Moulikov, et l’ancien chef du Département de la migration, Meïlis Nobatov. Fin 2019, les deux hommes ont été reconnus coupables de corruption et condamnés à 15 ans de détention. Isgender Moulikov a été ministre pendant dix ans, un mandat particulièrement long au Turkménistan, où les cadres sont régulièrement remplacés. D’après des informations non officielles, Meïlis Nobatov a dirigé le service de sécurité du président après avoir été relevé de ses fonctions au sein du Département de la migration, en 2017.
La campagne « Prove they are alive » a donc fait ses preuves. Sa principale réalisation est la collecte, le tri et la mise à jour d’informations sur les détenus disparus. À ce jour, la liste publiée par l’organisation fait état de 121 prisonniers. Sans les défenseurs des droits de l’Homme, qui s’intéresserait à leur sort ?
Les prisonniers politiques liés à une tentative de coup d’État en 2002
Le 21 janvier 2020, les militants de « Prove they are alive » ont souligné que les peines de certains détenus étaient arrivées à leur terme. Ainsi, Essène Bouriyev et Issa Garataïev auraient dû être libérés en 2017. Le premier est l’un des deux frères reconnus coupables de tentative de coup d’État en 2002. L’homme avait écopé de 15 ans de détention et son frère Aman, 20 ans. Selon des informations non confirmées, ce dernier serait mort en cellule en 2005. Dans cette même affaire, Issa Garataïev avait lui aussi été condamné à 15 ans de prison.
La peine de Bazar Gourbanov s’est achevée en 2018. Peu de choses sont connues sur cet homme, si ce n’est sa condamnation à 16 ans de détention pour avoir pris part à la tentative de coup d’État. Des rumeurs ont commencé à circuler en 2013 à propos de sa mort en prison.
En 2019, trois personnes auraient dû être libérées : Annageldy Akmouradov, Mamour Ataïev et Konstantin Chikhmouradov. On ne sait rien du premier, sinon qu’il a été condamné à 17 années de détention pour tentative de coup d’Etat. Konstantin Chikhmouradov, qui a également écopé de 17 ans de réclusion, est le frère cadet de Boris. Cet homme d’affaires vivait à Achgabat, la capitale. Arrêté en 2002 pour fraude et extorsion, il a rapidement été inculpé pour tentative d’assassinat sur le président Saparmourat Niyazov. En 2013, Konstantin Chikhmouradov a pu adresser une lettre à ses proches, dans laquelle il se déclarait vivant, tout en indiquant ne rien savoir des autres personnes impliquées dans l’affaire, aucun contact n’étant autorisé entre eux.
Mamour Ataïev, quant à lui, s’est retrouvé plus tard derrière les barreaux. L’homme, originaire d’Ouzbékistan, est né dans la ville turkmène de Dachogouze et a vécu à Achgabat. Arrêté en 2004 pour avoir aidé les parents des frères Yklymov à franchir illégalement la frontière, il a été condamné à 15 ans de détention.
Roustem Djoumaïev, Saparmourat Mouhammedov et Batyr Sardjaïev doivent être libérés en 2020, Orazmammet Yklymov et Ovezmourat Yazmouradov en 2021. Roustem Djoumaïev est né au Tadjikistan, où il a travaillé au sein du ministère de la Santé. En 1993, il s’est installé à Achgabat et a rejoint le département d’épidémiologie du ministère de la Défense. En 1999, il a été nommé directeur des opérations du ministère des Affaires étrangères du Turkménistan puis, en 2001, il a été transféré pour une courte période à l’ambassade du Turkménistan en Biélorussie. En 2002, il a été accusé d’avoir soutenu le coup d’État en logeant plusieurs comploteurs et condamné à 18 ans de prison. Certaines sources mentionnent sa mort en 2004, d’autres indiquent qu’il aurait été gracié en 2008, mais jamais libéré.
Saparmourat Mouhammedov a écopé de 18 ans de prison dans la même affaire. C’est tout ce que l’on sait de lui. Ovezmourat Yazmouradov a travaillé comme journaliste pendant 20 ans durant les années soviétiques avant de se reconvertir en 1991 dans l’enseignement. Il a été condamné à 19 ans pour participation au coup d’État.
Orazmammet Yklymov est l’un des frères dont les parents ont tenté de quitter le pays avec l’aide de Mamour Ataïev. Condamné à 20 années de réclusion, il serait mort en 2003. Les deux autres frères Yklymov, Parahat et Saparmourat, ont pu fuir vers la Suède et échapper à la prison. Un autre frère, Orazmammet, purge une peine de 19 ans, mais pour une raison inconnue ne figure pas sur la liste des détenus libérables.
Des peines prolongées, mais sans preuve de vie
Enfin, Batyr Sardjaïev est le seul détenu sans lien avec le coup d’État. À l’époque soviétique, il a travaillé dans la fonction publique et au sein du parti communiste. Il a occupé les fonctions de maire d’Achgabat de 1992 à 1993 et de vice-président de 1993 à 2001, avant d’être nommé à la tête de la Direction nationale des chemins de fer du Turkménistan, jusqu’à son licenciement en juillet 2002. Batyr Sardjaïev a alors été arrêté pour corruption et condamné à 12 ans de prison selon certaines sources, 18 ans selon d’autres.
Il n’y a rien d’étonnant à ce que tous ces détenus ne soient pas libérés. Les défenseurs des droits de l’Homme savent qu’il est fréquent, au Turkménistan, qu’un prisonnier politique voit sa peine prolongée en prison pour des motifs fallacieux. Il arrive même que l’on en informe les proches. Ce qui ne les rassure en rien : même si la peine est prolongée, rien n’indique que le détenu est toujours vivant.
Les chances de libération des prisonniers d’Ovadan-Depe diminuent avec les années en raison des conditions difficiles de détention et de l’âge parfois avancé de certains au moment des faits.
Tatiana Zvernitseva
Journaliste pour Fergana News
Traduit du russe par Pierre-François Hubert
Édité par Sayyora Pardaïeva
Corrigé par Aline Simonneau
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