Le Turkménistan a annoncé vouloir construire un nouveau réseau Internet, national et autonome, complétement hermétique au réseau international. De quoi verrouiller encore plus un réseau Internet déjà archaïque et très censuré.
Créer « un réseau numérique national », c’est le plan du gouvernement turkmène pour les années à venir. Le projet de créer un réseau coupé de l’Internet mondial sur tout le territoire turkmène a été approuvé par décret présidentiel le 10 décembre dernier, selon le média américain Eurasianet. Bien que la finalité d’un tel projet n’a pas été évoquée clairement, cela pourrait s’avérer être une nouvelle tentative de verrouiller encore plus les droits numériques des citoyens turkmènes.
Lorsque la délégation du pays s’est fait auditionner début mars, lors d’une session du Comité des droits de l’Homme des Nations unies à Genève, le ministère des Affaires étrangères a rejeté les accusations de blocage d’Internet et d’entrave au travail des médias, rapporte Turkmen News, média turkmène indépendant basé aux Pays-Bas.
Soutenez Novastan, le media associatif d’Asie centrale
En vous abonnant à Novastan, vous soutenez le seul média en anglais, français et allemand spécialisé sur l’Asie centrale. Nous sommes indépendants et pour le rester, nous avons besoin de votre aide !
Pourtant, en 2022, le Turkménistan était classé parmi les pays ayant eu les coupures Internet délibérées les plus longues et les plus fréquentes, une manière autoritaire de contrôler les flux d’information. Les réseaux sociaux les plus populaires ainsi que tous les médias indépendants sont censurés, explique Turkmen News, et plus de 2,5 milliards d’adresses IP sur les quatre milliards existantes dans le monde sont toujours bloquées sur le territoire. Dans le pays le plus fermé d’Asie centrale, où l’utilisation des smartphones est vue comme dangereuse et est comparée à la consommation de drogues, que faut-il attendre du projet d’Internet autonome ?
Un projet encore très flou
Au Turkménistan, le contrôle du réseau Internet dépend du ministère de la Sécurité nationale, explique un article de la branche centrasiatique du média russe MediaZona. En janvier 2022, l’ex-président Gourbangouly Berdimouhamedov a directement ordonné à un des départements de «contrôler Internet conformément aux exigences » et de « restreindre le travail des sources Internet dans notre pays qui diffusent des informations nuisibles à l’ordre constitutionnel de notre État […]. »
Lire aussi sur Novastan : Internet en Asie centrale : la pose des câbles sous la Caspienne a débuté
C’est d’ailleurs directement le ministre des Affaires étrangères turkmène, Rachid Meredov, qui aurait annoncé en premier le projet d’un réseau numérique national autonome, lors d’une réunion du gouvernement en septembre dernier. Turkmen News s’était déjà procuré le programme d’État sur la cybersécurité du Turkménistan pour 2022-2025, qui prévoit, entre autres, la mise en œuvre de ce nouveau réseau, qualifié « d’espace national d’information protégé. »
Ce programme de cybersécurité comprend la réalisation « d’un travail moderne et efficace sur la protection contre les cybermenaces dans les installations de cybersécurité et de cyberdéfense » sans plus de précisions, ainsi que la formation de professionnels dans le domaine de la cybersécurité. Concernant le réseau autonome, peu d’indications sur sa structure et les moyens de sa mise en œuvre ont été dévoilées.
Une structure Internet déjà archaïquement lente et contrôlée
La structure Internet au Turkménistan est restée très archaïque. Depuis seulement quelques années, le gouvernement mise sur une numérisation de l’économie. « Dans un monde où les chefs d’État tiennent activement des comptes sur les réseaux sociaux, le Turkménistan doit, bon gré mal gré, encore créer des sites web », explique MediaZona.
En effet, l’utilisation d’Internet dans le pays est maintenue à un niveau correspondant à celui des années 2000. Les seuls fournisseurs du pays sont Turkmentelecom et Ashgabat City Telephone Network. Ils proposaient jusqu’à l’année dernière des tarifs Internet mobile avec des débits à 2 Megabits par seconde (Mb/s), alors que dans les autres républiques centrasiatiques, la norme est plutôt de 100 Mb/s.
Lire aussi sur Novastan : L’ex président turkmène Gourbangouly Berdimouhamedov change les règles du système législatif à son avantage
Concernant l’Internet mobile fourni par le seul opérateur turkmène, Altyn Asyr (TmCELL), la vitesse tourne autour de 9 et 10 Mb/s, tandis que dans les autres pays elle est en moyenne entre 20 et 25 Mb/s. La couverture 4G du pays ne fonctionne plus, ou moins bien dans la capitale Achgabat, et le simple fait de charger une page de n’importe quel site moderne est un problème au Turkménistan.
Chine ou Corée du Nord ?
Eurasianet expose la crainte que le Turkménistan établisse « une version encore plus draconienne d’un pare-feu de style chinois », bien que Turkmen News explique que même l’espace Internet chinois, qui est fortement censuré, ne peut être qualifié d’autonome. Le réseau Internet en Corée du Nord est celui qui se rapproche le plus d’un véritable Internet national, mais le régime turkmène est encore loin d’être capable de créer un tel réseau d’après l’article de MediaZona.
Jusqu’à présent, les médias officiels turkmènes n’ont fait état que de copies de services étrangers, par exemple un site pour appeler un taxi, pour les services gouvernementaux, une messagerie ou encore un moteur de recherche, que personne n’utilise et qui meurent tranquillement quelques mois après leur lancement.
Cependant, selon le chercheur Louis Pétiniaud, docteur de l’Institut français de géopolitique et chercheur post-doctoral en géopolitique des infrastructures Internet et du routage des données numériques, le blocage de milliards d’adresses IP ainsi que des réseaux privés virtuels (VPN) « représente des compétences techniques certaines » pour un pays comme le Turkménistan. La République turkmène a en réalité déjà atteint une des premières places parmi les Internets les plus contrôlés au monde, grâce à une structure de réseau hyper centralisée.
« Pour fermer un réseau, il faut en général essayer de réduire son nombre de portails vers l’extérieur, pour pouvoir exercer un contrôle plus ferme dessus. Au Turkménistan, avec seulement deux opérateurs fixes, dont le principal est Turkmentelecom, faire appliquer une loi est assez simple », explique le chercheur. L’annonce de ce réseau autonome n’est alors pas une révolution dans le paysage Internet turkmène : elle entérine cependant d’une manière législative que le Turkmenet ne sera jamais libre.
Emma Collet
Rédactrice pour Novastan
Relu par Emma Jerome
Merci d’avoir lu cet article jusqu’au bout ! Si vous avez un peu de temps, nous aimerions avoir votre avis pour nous améliorer. Pour ce faire, vous pouvez répondre anonymement à ce questionnaire ou nous envoyer un email à redaction@novastan.org. Merci beaucoup !