Les organisations de défense des droits de l’homme publient régulièrement des listes de prisonniers politiques dans les pays d’Asie centrale. Ces listes comprennent les noms des opposants : journalistes, défenseurs des droits de l’homme, activistes religieux, reconnus coupables de crimes et purgeant des peines disproportionnées, à la suite d’enquêtes biaisées et de condamnations injustes. Néanmoins, toutes ces listes sont différentes. Ainsi, qui peut être considéré comme un prisonnier politique en Asie centrale ? Est-il possible de constituer une liste complète et exhaustive ? Pourquoi certaines organisations sont-elles qualifiées d’extrémistes, et quelles sont les particularités de chaque pays ?
Dans une interview pour le journal en ligne Ferghana, Vitali Ponomarev, directeur du programme « Asie centrale » de l’association russe de défense des droits de l’homme « Memorial », dresse le tableau peu réjouissant de la situation des prisonniers politiques en Asie centrale.
Qui peut être considéré comme un prisonnier politique en Asie centrale ?
Malgré l’utilisation très répandue du terme de « prisonnier politique », il n’y a toujours pas d’acception commune.
Dans une première approche, il est possible de décrire un prisonnier politique comme un homme privé de sa liberté pour des motifs politiques auprès des organes étatiques, ce qui est inacceptable dans une société démocratique. On retrouve souvent dans ces affaires des fabrications d’accusation, des cas de torture, une absence de procès équitable…
Cette approche a servi de base au Guide de définition de la notion de « prisonnier politique », à la suite d’un accord fin 2013 par un groupe de militants des droits de l’homme dans sept pays postsoviétiques. Ce document est maintenant régi par « Memorial », qui représente la liste russe des prisonniers politiques.
Je dois dire que des discussions ont surgi sur cette définition au sein de la communauté des droits de l’homme, en lien à la fois avec l’évaluation des cas individuels et avec quelques questions générales. Bien souvent, l’analyse et la compréhension des affaires individuelles n’est pas toujours simple. Cependant, si l’on parle de l’Asie centrale, dans la plupart des cas, les autorités ne cachent pas particulièrement leurs intérêts politiques dans l’issue des affaires.
Il existe une catégorie plus étroite, proposée par Amnesty International, celle des prisonniers d’opinion. Elle comprend les personnes enfermées pour avoir exprimé pacifiquement leurs opinions politiques, religieuses et autres. Elle ne correspond pas aux personnes qui ont eu recours à la violence ou à l’incitation à la haine et à la violence.
Y a-t-il une différence dans la façon dont les pays d’Asie centrale formulent leurs positions sur les prisonniers politiques ? L’Ouzbékistan, par exemple, assure qu’elle n’en a pas, que tous ses prisonniers ont été condamnés pour des infractions pénales. Au Turkménistan, ces mêmes « novembristes » peuvent être qualifiés de politiques, après avoir été reconnus coupables de tentative de changement du régime et d’attentat contre le président ?
Nulle part en Asie centrale n’est reconnu le terme de prisonnier politique. Le reconnaître, c’est acter au minimum l’impartialité du pouvoir judiciaire dans son propre pays. C’est pourquoi ces prisonniers sont officiellement traduits en justice pour des infractions pénales. Au Turkménistan, les mêmes « novembristes » ont été accusés de terrorisme et d’autres crimes.
Quel pays d’Asie centrale possède le plus grand nombre de prisonniers politiques ?
L’Ouzbékistan. Il surpasse tous les pays postsoviétiques combinés. Comme dans la Russie stalinienne, on y observe depuis la fin des années 1990 une utilisation massive des « articles politiques » du Code pénal. Ainsi, il est facile de qualifier la plupart des affaires pour des raisons officielles. Dans une de nos enquêtes, nous avons identifié trois principaux groupes de prisonniers politiques en Ouzbékistan.
Le premier groupe, le plus important, est composé de prisonniers officiellement condamnés sur des accusations de nature politique ou religieuse, manifestement douteuses et non-fondées du point de vue des standards internationaux, et qui n’ont pas de lien avec des actions violentes. Ces affaires en Ouzbékistan doivent être examinées à une grande échelle et ces personnes immédiatement libérées.
Le deuxième groupe, plus petit, comprend les prisonniers accusés d’avoir pris part à des actes terroristes. Ces affaires doivent être soumises à une révision minutieuse. Il y a un nombre incroyable de soupçons de falsification, d’utilisation de preuves obtenues sous la torture, de menaces envers l’entourage des accusés : le moindre lien avec la personne peut entraîner une accusation de terrorisme.
Le troisième groupe, très faible, est constitué de membres de l’opposition démocratique, militants de la société civile et journalistes. Ils sont souvent jugés sur la base de matériaux fabriqués pour des infractions de droit commun, pour « punir » des activités citoyennes tout à fait légitimes. Ce sont également des accusations d’activités hostiles à l’Etat.
Il y a dans le premier groupe des milliers de détenus, dans le deuxième quelques centaines, et dans le troisième 25-30 personnes sur les quinze dernières années.
Durant les dernières années, on a pris conscience de la répression du mouvement indépendantiste au Karakalpakstan, mais sur lequel quasiment rien n’est publié. D’après la Constitution du Karakalpakstan, il s’agit d’une république souveraine, qui a le droit de se séparer de l’Ouzbékistan via un référendum. Ce sentiment était fort au début des années 1990 et s’est encore intensifié après 2008. Les informations sur la situation sur place sont contradictoires, ce qui rend compliqué toute analyse de la question, et notamment l’inclusion des prisonniers du Karakalpakstan sur la liste des prisonniers politiques. Il est cependant certain que des militants de la société civile ont été condamnés. On peut notamment citer l’affaire « Abat Saekeev », traducteur pour le bureau local de Médecins Sans Frontières. Son nom n’est présent dans aucune liste des organisations internationales. Il a été accusé de fraude, mais il est apparu ensuite que la véritable raison derrière son arrestation était un échange de mails avec son frère, qui transférait depuis le Kazakhstan des matériaux bloqués sur les sites ouzbeks, et affichait ses contacts avec des personnes en faveur d’un Karakalpakstan indépendant. Il a été condamné à onze ans et demi de prison et croupit actuellement au pénitencier de Jaslyk.
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La présentation de Human Rights Watch sur les prisonniers politiques en Ouzbékistan comprend trente-quatre noms, dont sept hommes religieux.
Il est connu que mes collègues de Human Rights Watch analysent tout de manière détaillée. La liste n’est pas exhaustive et comprend les noms de quelques militants islamistes.
Revenons à la question des chiffres. Il y a quelques années, le Département d’État des Etats-Unis, affirmait dans un de ses rapports, établi d’après les éléments des organisations locales des droits de l’homme, qu’il y avait en Ouzbékistan moins de trente prisonniers politiques, puis a ensuite fait croître ce chiffre à une centaine : ils reconnaissent maintenant qu’il s’agit de milliers de personnes…
Evidemment, les listes de prisonniers politiques en Ouzbékistan ne sont pas complètes, ce qui n’est pas étonnant au vu des répressions de grande ampleur. Les avis diffèrent sur quelques cas. Par exemple, les membres de « Hizb-ut-Tahrir » sont-ils condamnés pour leurs convictions religieuses, comme l’estime la majorité des militants ouzbeks, ou bien pour leurs activités politiques, comme le considère le Département d’Etat ? Prenons également la liste des journalistes condamnés : quelques-uns ont été condamnés non pas pour leurs publications ou leur travail, mais pour leur appartenance à des communautés religieuses. Des différences de qualification existent donc, mais portent généralement sur des problématiques particulières.
En ce qui concerne le troisième groupe, relativement faible (les militants citoyens et politiques), dont nous avons parlé précédemment, leur nombre n’a pas atteint au cours des 15 dernières années plus de 25-30 personnes. Les affaires impliquant ces prisonniers sont souvent utilisées lors de négociations avec l’Occident. Ainsi, à l’occasion de la visite d’un haut fonctionnaire américain ou d’un évènement international important, il est fréquent que l’Ouzbékistan libère une ou deux personnes de cette liste. Des publications apparaissent alors sur les progrès possibles dans le domaine des droits de l’homme ou sur le début d’un dialogue. Néanmoins, la même année, de nouveaux dissidents se retrouvent en prison, et le nombre de prisonniers politiques reste ainsi le même…
Ainsi, si Mourad Djouraev a été libéré, et Ouktam Pardaev emprisonné peu de temps après, il s’agit d’une manœuvre typique en Ouzbékistan ?
Ouktam a bénéficié il y a peu d’une amnistie, mais dans les faits, oui, c’est le cas.
Le premier groupe, le plus nombreux, sur quel article sont-ils condamnés ?
Avant 1998, on « déposait » des munitions ou de la drogue chez les dissidents politiques ou religieux, qui recevaient en général de courtes peines. Ensuite, ils recouvraient la liberté grâce à une amnistie.
Depuis 1998, on a commencé à utiliser massivement des articles « politiques », qui sont devenus dominants à partir de 1999. Cette pratique a encore cours aujourd’hui.
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Quels sont ces articles « politiques » ?
L’un des plus répandus est l’article 244-2 « Participation à une organisation religieuse extrémiste, séparatiste, fondamentaliste ou autre interdite ». C’est une chose assez singulière : en Russie, au Kazakhstan ou au Kirghizistan, il existe une loi prévoyant des procédures d’interdiction des organisations extrémistes ainsi que des listes, basées sur des décisions de justice correspondantes. Au contraire, en Ouzbékistan, ces listes, qui sont juridiquement contraignantes, n’existent tout simplement pas : la législation ne précise pas de procédure d’interdiction. Néanmoins, des milliers de personnes se trouvent en prison pour participation, réelle ou imaginaire, à des évènements interdits. D’un point de vue formel, la condamnation sous cet article est illégale, je dirais même absurde.
En général, il n’y a pas de procédure ? Ainsi, comment le juge sait, par exemple, que le mouvement islamiste « Hizb-ut-Tahrir » est interdit ?
Pour qu’une organisation soit d’interdite, il doit y avoir un organe, qui a le pouvoir d’interdire et d’établir une procédure légale pour cette interdiction. Cette procédure existe dans la législation ouzbèke, principalement pour les organisations terroristes, mais, si je ne me trompe, elle n’est en pratique pas utilisée. En ce qui concerne les organisations qualifiées dans les documents d’instruction de groupes extrémistes religieux, telles que « Hizb ut-Tarhir », les wahhabites, « Akramia », « Nourdjoular », « Tablighi Jamaat », il n’existe aucune décision.
Discutable du point de vue des obligations internationales de l’Ouzbékistan, l’article 244-1 du Code pénal porte sur « la fabrication ou la distribution de matériaux, menaçant la sécurité publique ». Il n’y a pas de critères clairs, qui reposent derrière les idées d’«extrémisme, séparatisme et fondamentalisme », « la réalisation d’actions qui vont à l’encontre des règles de comportements sociaux établis », la diffusion d’ « affirmations déstabilisatrices et calomnieuses », etc. Ainsi, toute critique publique de la dictature de Karimov est considérée comme un crime.
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Dans la même série, l’article 159 « Attentat contre le régime constitutionnel » rassemble dans sa formulation les actions violentes et plus simplement la critique des autorités. Aujourd’hui, cet article est moins susceptible d’être utilisé, peut-être parce que les demandes d’extraditions pour de telles affaires sont souvent rejetées, l’équivalent de cet article dans les législations nationales des autres pays n’existant pas.
Ces trois articles du Code pénal sont ouvertement politiques, dans leurs objectifs et formulations, et sont utilisés de façon massive. Le Code pénal ouzbek comprend d’autres articles, mais qui s’avèrent moins utilisés.
Qu’en est-il de la situation au Turkménistan ?
Le Turkménistan est l’un des pays les plus fermés au monde et possède un système politique proche du totalitarisme. Depuis plus de 10 ans, il n’y a ni opposition existante, ni ONG indépendantes. Au cours de la présidence de Niazov, il était courant de fabriquer des affaires criminelles contre « des personnes politiques peu fiables » et des accusations contre leurs proches. Après les évènements du 25 novembre 2002 à Achgabat, les opposants sont devenus des terroristes. Depuis, plus de 13 années se sont écoulées, mais aucun de leurs proches ou des défenseurs des droits n’ont eu accès aux jugements ou à d’autres pièces du dossier. Le lieu de détention de ces prisonniers politiques reste inconnu. Selon nos renseignements, les « Novembristes » seraient détenus dans la prison secrète d’Ovadan-Depe. Ils sont privés du droit de visite et de correspondance ainsi que de toute communication avec le monde extérieur. Quelques anciens hauts fonctionnaires, condamnés à plusieurs reprises et des militants religieux se trouvent dans cette même situation. Nous n’avons que des bribes d’informations sur ces prisonniers, dont les familles ne sont pas autorisées à quitter le pays. L’année dernière, le journaliste indépendant Saparmamed Nepeskouliev a été condamné.
Si l’on revient aux chiffres, l’Ouzbékistan possède le plus de prisonniers politiques. En deuxième position arrive le Turkménistan ?
Non, le Tadjikistan.
A cause des répressions actuelles contre le Parti de la renaissance islamique ?
Pas seulement. Des représentants des différentes organisations islamiques, d’anciens hommes politiques et des dissidents sont enfermés dans les prisons tadjikes depuis plusieurs années. La plupart d’entre eux ont été torturés et la procédure judiciaire ne s’est clairement pas déroulée de façon indépendante. Il y a des raisons de croire qu’au Tadjikistan tout comme au Kazakhstan, il y aurait des centaines de prisonniers politiques.
Mais la liste kazakhe publiée ne comprend que quelques noms ?
La liste dont vous parlez est certainement incomplète. Par exemple, elle ne tient pas suffisamment compte des nombreux cas de musulmans, arrêtés ou condamnés pour des accusations douteuses d’ « extrémisme » ou de « participation à un acte terroriste ». Il y a trois ans, j’ai eu l’occasion d’étudier une affaire à l’ouest du Kazakhstan, où des dizaines de personnes étaient accusées d’appartenir à « organisation terroriste », avec laquelle la majorité d’entre eux ne semblait pourtant posséder le moindre lien. Cela est parfois complètement absurde : des jeunes enfants arrêtés pour soupçon de vol à l’étalage ou vol de chevaux, ont été accusés, car ces crimes auraient un lien avec le financement du terrorisme international. A cette époque, les dirigeants politiques ont été chargés de renforcer la lutte contre le terrorisme, voilà ce à quoi ils en sont venus !
La pratique kazakhe dans les affaires d’extrémisme rappelle celle de la Russie, mais elle est plus rigide encore. Dans les publications des médias locaux de ces dernières années, on y mentionne le nombre de 400-500 condamnés pour « extrémisme ». Je pense qu’une partie considérable peut être inclue dans la catégorie des « prisonniers politiques ». Cependant, bien sûr, pour des chiffres précis, une analyse détaillée des affaires est nécessaire.
Il faut aussi évoquer le problème de l’accès à l’information. À Atyraou par exemple, un mouvement des mères et épouses de musulmans condamnés a été crée, mais quelqu’un en a-t-il eu connaissance en dehors de la ville ?
Quel pays d’Asie centrale dénombre le moins de prisonniers politiques ?
Le Kirghizistan. Néanmoins, c’est devenu plus ambigu, particulièrement avec les affaires d’extrémisme.
Vous avez à l’esprit le jugement contre Rachod Kamalov ?
C’est le cas le plus célèbre. Le verdict est totalement injuste, basé principalement sur des expertises, notamment théologiques, incompétentes (l’imam Rachod Kamalov a été condamné en octobre 2015 à cinq ans de prison pour propagande extrémiste et incitation à la haine religieuse, ndlr).
En dehors de l’affaire Kamalov, il y a d’autres cas du même type, moins connus, surtout dans le sud du pays. A l’époque de Bakiev, une formulation est apparue dans le Code pénal, criminalisant la possession de « documents extrémistes », même pour un usage personnel. Cela paraît absurde : pourquoi les experts ou les imams ne pourraient-ils pas lire des « mauvais livres » ? Bien sûr, la loi est appliquée de manière sélective, d’autant plus qu’il n’existe pas, jusqu’à aujourd’hui, de liste officielle de documents extrémistes. Avec une telle formulation, malgré toutes les réformes démocratiques, il est facile de trouver un prétexte pour une arrestation…
De même, des dizaines de personnes ont été emprisonnées au Kirghizistan à cause de graves accusations en lien avec les émeutes interethniques dans le sud du pays à l’été 2010. L’affaire la plus connue est celle du défenseur des droits de l’homme et avocat Azimjan Askarov, qui s’opposait à la tyrannie de la police locale et a été condamné sur le témoignage de ces mêmes policiers. Il n’est pas exclu que d’autres condamnés dans ces affaires puissent correspondre aux critères des prisonniers politiques.
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En parlant des prisonniers politiques, vous évoquez souvent la législation anti-extrémiste. Quels sont les critères de l’extrémisme religieux ?
De mon point de vue, ce n’est pas un terme satisfaisant dans le droit pénal, qui rassemble en un seul terme des actions violentes ainsi que leur préparation et l’incitation à celles-ci, les actions pacifiques, et en même temps l’expression de certaines opinions politiques ou religieuses.
Dans le cadre juridique des pays européens, il n’y a pas de compréhension du terme «extrémisme», tel que formulé par les législateurs du Kazakhstan, du Kirghizistan et de la Russie. En 2012, la Commission de Venise a déclaré que les libellés de la loi russe, comprenant les termes « extrémisme », « organisation extrémiste » et « documents extrémistes » étaient trop larges et vagues, permettant ainsi une interprétation et un emploi qui conduisent à des limitations arbitraires et disproportionnées des libertés fondamentales. Il est possible d’affirmer la même chose pour les lois anti-extrémistes des pays d’Asie centrale.
Les pays d’Asie centrale ont-ils des institutions gouvernementales qui déterminent si une organisation est extrémiste ou non ? Par quels principes sont-elles guidées ?
Dans la majorité des pays, les tribunaux rendent des décisions sur la base des recommandations du parquet. Le procès se déroule en général à huit clos.
Il est à noter que les listes de ces soi-disant « organisations extrémistes » ne coïncident pas selon les pays. Les groupes de lecteurs du livre du penseur islamique turc Said Noursi, bien qu’interdits en Russie sous le nom de « Nourdjoular », ne sont pas persécutés dans les pays d’Asie centrale, excepté en Ouzbékistan. « Tablighi Jamaat », interdit en Russie, au Kazakhstan et au Tadjikistan, sous surveillance en Ouzbékistan, n’est tout simplement pas poursuivi au Kirghizstan, bien qu’ils soient en faveur d’un muftiate (entité administrative dirigée par un mufti). Lors d’une conférence récente à Bichkek, certains orateurs ont même évoqué la possibilité d’utiliser le potentiel de ce mouvement pour contrer les idées de l’Etat islamique (qui est interdit en Russie).
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Lorsque vous commencez à étudier les motivations derrière ces jugements importants, qui ne sont pas facilement disponibles, vous découvrez des choses intéressantes. Par exemple, dans la décision de la Cour suprême de Russie en 2009 sur l’interdiction de « Tablighi Jamaat », elle affirme que les membres de cette organisation seraient impliqués dans des actes terroristes en Ouzbékistan. Or, les autorités ouzbèkes ne l’ont jamais affirmé. J’ai commencé à chercher la source et j’ai trouvé une traduction russe d’un article d’un certain Alex Alexiev, publié en 2005 dans une publication anglophone, spécialisée sur les problèmes du Proche-Orient. La comparaison de la traduction avec l’original révèle qu’un traducteur inconnu a « amélioré » la version russe du texte, ajoutant l’allégation de l’implication de « Tablighi Jamaat » dans les attentats de Tachkent en 1999. Ensuite, cette thèse wfalsifiée s’est répandue et retrouvée dans la décision de la Cour suprême russe. Cette traduction est jusqu’à maintenant utilisée par de nombreux journalistes russophones écrivant sur ce mouvement.
Au moment de décider de l’interdiction de ces organisations radicales, d’autres points de vue — par exemple ceux des experts indépendants ou des croyants — sont-ils pris en compte ?
Au stade de la procédure pénale, le rôle-clé appartient souvent aux experts qui demandent une enquête prétendument « scientifique » pour prouver que les accusés appartiennent à des organisations interdites. La preuve est souvent réduite à une opinion subjective ou basée sur des données et critères d’origine incertaine, mais ces scientifiques possèdent des titres officiels…
Par conséquent, un modèle sans précédent de répression politique s’est mis en place, la culpabilité dans une affaire pénale est dans les faits prédéterminée par des « avis d’experts » très controversés, qui ont déjà reçu en privé des ordres et qu’il est pratiquement impossible de contester. Dans cette situation, on ne peut pas arriver à une égalité des droits des parties.
Si une organisation islamique promeut l’idée d’un futur califat (Etat théocratique islamique), peut-on la qualifier de politique ?
En ce qui concerne « Hizb-ut-Tarir », que vous avez probablement en tête, c’est, sans aucun doute, une organisation politique et religieuse, et elle se qualifie elle-même d’organisation politique, voire comme un parti. Indépendante, elle possède des adhérents, un concept de travail élaboré et des documents d’organisation. Elle mène de plus des activités politiques et de propagande.
Au Kazakhstan et au Kirghizistan, « Hizb-ut-Tahrir » est interdite car « extrémiste » ; en Russie, elle a été qualifiée, d’après moi de façon totalement arbitraire, de « terroriste ».
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Est-il possible de voir une logique dans les arrestations pour « extrémisme » : qui est arrêté et qui ne l’est pas ?
Il y a des groupes à haut risque (notamment les groupes ethniques) ainsi que des campagnes temporaires (par exemple après des attentats de grande ampleur). De plus, dans certains pays, il faut prendre en compte les spécificités régionales. Sur le principe, un simple citoyen peut se trouver suspecté tout simplement parce qu’il connaît une personne déjà suspecte.
En novembre, j’assistais à une conférence à Bichkek ; l’un des experts a expliqué aux journalistes locaux que ça ne valait pas la peine d’écrire sur l’appartenance ethnique des condamnés pour des liens présumés avec l’Etat islamique. En effet, il était possible de voir que 98% des citoyens kirghizes dans les listes des services de renseignement appartiennent au même groupe ethnique.
Les Ouzbeks ?
Oui. Ces dernières années, quasiment tous les pays d’Asie centrale et la Russie ont mis en place des unités spéciales dont l’objectif principal est la lutte contre l’extrémisme, le nombre de crimes élucidés et de radicaux emprisonnés étant des preuves de leur travail. Une fois que ces unités ont été mises en place, le nombre de faits d’ « extrémisme » et de personnes arrêtées a augmenté à plusieurs reprises. Comme nous l’avons dit, l’acception d’ « extrémisme » n’est pas assez claire sur le plan juridique. Il y a peu, un tribunal d’une ville en Russie a interdit, sous prétexte d’« extrémistes », trois articles publiés sur Internet portant sur l’Etat islamique, écrits sans la moindre sympathie pour cette organisation. Aujourd’hui, envoyer le lien à ses collègues est considéré comme une infraction à la loi.
Donc il n’y a aucune certitude d’être à l’abri d’accusations ?
Il est impossible de vous donner 100% de garanties. En Russie, le risque est plus important pour certaines communautés ethniques ou pour les Russes « ethniques » convertis à l’islam. Le FSB (services secrets russes, ndlr) « aime » les migrants d’Asie centrale : ils se plaignent rarement, sont habituellement prêts à tout signer et sont facilement d’accord sur les conditions. Tout le monde est content : le migrant est heureux d’avoir reçu une peine moins longue que dans son pays, et les services secrets d’avoir résolu une affaire sans effort… Cependant, la législation russe est devenue de plus en plus répressive ces dernières années.
Et qui sont les groupes à risque en Ouzbékistan ?
Au cours des dernières années, ce sont surtout des grandes affaires de « réseaux », en lien avec les travailleurs migrants. Par exemple, un homme revient avec un salaire mensuel pour sa famille, on peut l’arrêter, surtout s’il y a une information préalable, il fournit des preuves nécessaires, cite deux-trois dizaines de noms, souvent d’autres migrants, et ainsi commence le développement de ce réseau…
Les courtes listes des noms de prisonniers politiques sont dans le prolongement de la pratique, à l’époque soviétique, de « travail de préparation » (vytsarapyvania) du régime. Pourquoi cette négociation est-elle perçue comme une victoire démontrant que le régime est prêt à coopérer avec l’Occident ? Certes, deux personnes sont libérées, mais des milliers restent en prison ?
Sauver la vie de quelques hommes, c’est beaucoup, bien que cela ne soit pas un succès stratégique…
Hélas, il est impossible de réaliser des réformes politiques systémiques dans des pays autoritaires ou totalitaires ; un dialogue constructif sur les droits de l’homme avec leurs gouvernements est néanmoins possible, mais sur un nombre limité de problématiques. A ce propos, je tiens à rappeler qu’en 2003, quand l’Ouzbékistan a vécu une courte « romance » avec l’Occident, des milliers de prisonniers politiques ont été libérés, dont la majorité avaient été condamnés pour des motifs religieux. Début 2004, certains collègues ouzbèkes pensaient que le problème des prisonniers politiques ne serait bientôt plus d’actualité, et que l’opposition pourrait participer aux élections parlementaires. Les évènements ont pris une autre tournure…
Propos recueillis par Maria Ianovskaya, journaliste pour Ferghana News
Traduit du russe par Léa André