La galerie Aspan à Almaty a inauguré l’exposition personnelle de la jeune artiste Goulnour Moukajanova. Le média Vlast a discuté avec l’artiste de ses objectifs artistiques et de son attitude vis-à-vis de l’environnement socioculturel qui l’entoure. Novastan reprend et traduit ici un article publié le 23 juillet 2021 par le média kazakh Vlast. Goulnour Moukajanova travaille avec des matériaux spécifiques, en particulier le feutre. Dans ses projets photo et ses vidéos, l’attention est portée sur le matériau lui-même, notamment sur son aspect performatif. Le processus de fabrication du feutre devient tout aussi important que le résultat. L’artiste est née en 1984 à Semeï, au Kazakhstan. Elle vit et travaille à Berlin. Ses expositions récentes sont Bread & Roses au Momentum de Berlin (2018) et Post Nomadic Mind au Wapping Project à Londres (2018). L’artiste a exposé à la 4ème Biennale internationale de Moscou pour l’art jeune (2014) et au Central Asia Pavilion à la 52ème biennale de Venise (2007).Vlast : Quelles sont les œuvres centrales de votre exposition ?Goulnour Moukajanova : L’exposition se compose de trois parties différentes : une série d’œuvres en feutres, une autre de photographies et une dernière composée de vidéos. La partie principale est le travail du feutre. Les photos et vidéos sont complémentaires et contrastées. Elles permettent d’approfondir un peu le sens du travail. À l’aide d’œuvres en feutre, j’essaie de transmettre l’état général, un aperçu de la société. Tout mon travail concerne la culture kazakhe, les questions identitaires, les valeurs culturelles, morales et ce qui se passe aujourd’hui.Comment en êtes-vous venue à utiliser le feutre dans vos œuvres ?Lorsque j’étais à l’Académie Jourgenov, j’ai étudié à la faculté des arts appliqués, du tissage de tapis et des textiles. J’ai appris de nombreuses techniques différentes, mais mon choix s’est affiné à la fin de mes études à Berlin.
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Je suis partie après avoir obtenu mon diplôme. J’ai réalisé que nous étions très proches du feutre, comme s’il était dans notre sang. À la fin de mes études à Berlin, toutes mes œuvres étaient faites en feutre. Par la suite, il est devenu clair que je devais approfondir les techniques de travail de ce matériau. Il y a beaucoup de possibilités à exploiter. En effet, j’ai vu une sorte de perspective à travers cette matière.Le thème central de votre exposition est la perte d’identité due à la mondialisation. Comment avez-vous découvert ce sujet ?Tout cela est arrivé quand je suis venue étudier en Allemagne. J’ai eu un choc culturel. J’ai commencé à comparer l’Allemagne et le Kazakhstan. Par la suite, j’ai juste continué à m’ouvrir et à travailler sur ce sujet. Cela m’inquiétait beaucoup et m’inquiète toujours.
Il y a beaucoup de facteurs qui me sont incompréhensibles. Il faut les étudier, étudier sa propre histoire et celle des nomades. En fait, nous avons très peu de contenu à ce sujet. J’ai commencé à regarder mon pays de l’extérieur, et c’est pourquoi j’ai abordé ce sujet.En parlant de choc culturel, y a-t-il quelque chose de précis qui vous a incité à explorer davantage ce sujet ?D’abord, c’est la vie sociale et quotidienne. Au cours des deux premières années de mon séjour en Allemagne, j’ai remarqué à quel point la qualité de vie est différente. Malgré le fait que le Kazakhstan est l’un des pays les plus riches en termes de ressources. Cependant, les habitants ordinaires ne pensent qu’en termes de survie. Chaque fois que je viens au Kazakhstan, je constate que rien n’a changé. S’il y a des changements, alors ils sont tous très superficiels.En vérité, chaque famille est endettée de deux ou trois prêts financiers. De plus, les gens ont la possibilité d’acheter une propriété uniquement grâce à des crédits. C’est la même chose avec la vie culturelle, la compréhension de la culture et l’art. Les gens ici disent souvent que l’art contemporain est quelque chose d’étrange. C’est simplement qu’ils ne le comprennent pas parce qu’ils ne peuvent pas en voir. Au final, nous ne montrons rien, ou très peu. Au Kazakhstan, il n’y a que deux ou trois galeries d’art contemporain qui font des expositions, cela grâce à leurs propres efforts.En regardant votre travail, les toiles de Mark Rothko viennent à l’esprit. Néanmoins vos œuvres, en raison des matériaux utilisés, diffèrent par leur texture. Effacer l’ornementation des tapis peut aussi être un symbole de perte de culture, car c’est un système sémiotique complexe. Comment votre interprétation des tapis nomades s’est-elle développée dans cette série d’œuvres ?J’ai commencé la série Post-nomadic Reality en 2013 et depuis je la continue sans cesse. Ces œuvres sont inspirées des touskiiz, des tapis muraux suspendus dans des yourtes au-dessus du lit au Kazakhstan. La signification symbolique de ce mot est très importante : « tous » signifie rêve. La forme du tapis lui-même ressemble à une porte ou un portail vers un autre espace. Je vois cet espace comme quelque chose d’inconscient.
Lorsque nous nous endormons, nous entrons dans cet espace inconscient. C’est ce qu’on retrouve dans mes travaux. Ces œuvres continuent de conserver la forme rectangulaire des tapis, mais la partie inférieure est fermée. Ainsi, il est possible de montrer le temps et l’état dans lequel nous sommes enfermés. Notre société ressemble à un cadre que nous avons nous-mêmes créé.Elle est constituée de règles, de fondements, de comportements et de manières de parler. Un ensemble arrangé par notre peuple depuis l’indépendance. Nous avons eu l’opportunité de construire une société libre mais c’est devenu une sorte de prison. Aujourd’hui, il est difficile de faire changer les choses ou de les améliorer. Tout ce qui est créé ne fait que nous tirer vers le bas. Bien sûr, il y a des individus qui essaient de faire des choses par eux-mêmes, mais la majorité n’y arrive pas.Lire aussi sur Novastan : La peinture contemporaine kirghize exposée à ParisDans les formes rectangulaires de ces œuvres, il y a des couleurs très vives. C’est le point d’attraction pour le public. La couleur a un but, celui d’attirer l’attention, de sorte que les gens commencent à poser toutes sortes de questions : Pourquoi en deux couleurs ? Pourquoi la forme est-elle rectangulaire ? Pourquoi les frontières sont-elles floues à certains endroits ? Ce flou dénote simplement le désir d’améliorer les choses. Dans tous les cas, c’est notre pays que nous soutenons et que nous voulons améliorer. Finalement, la couleur vive est celle de l’espoir.L’exposition mentionne que vous n’utilisez pas spécifiquement d’ornements.Oui, c’est une démarche délibérée. Les ornements des tapis existaient avant, mais aujourd’hui l’interprétation n’est pas la même puisque leur lecture n’est plus pratiquée. Auparavant, les nomades les comprenaient, et cela faisait partie de leur vie. Aujourd’hui, les ornements utilisés dans la vie quotidienne et dans les traditions sont appliqués au hasard. La société ne sait pas comment les interpréter. Par conséquent, je les supprime. Aujourd’hui, je remets en question les valeurs, qui ont laissé un vide. De ce fait, le nom « espace de silence » fait référence à cela.Vous avez également utilisé le mot « portail » pour décrire les œuvres. Il y a cette idée de liaison aux rêves à travers les touskiiz. Est-ce possible d’en savoir plus sur cette idée ?J’ai évoqué plus haut l’état de conscience et d’inconscience dans lequel chaque personne se trouve. Certains facteurs externes apparaissent rapidement, par exemple la mondialisation. Je ne suis pas contre la mondialisation puisqu’il faut être dans l’air du temps. Néanmoins, il faut aussi préserver les valeurs spirituelles intérieures des nomades kazakhs qui sont encore dans notre sang. Pour cela, il faut connaître la langue de ses ancêtres. Même en lisant la littérature kazakhe en russe, les différences avec le texte d’origine sont visibles. Pour ce qui est du portail, tout est bien sûr symbolique. En période de transition, il est possible de sortir ou de rester dans cet espace d’entre-deux. C’est sur cela qu’il faut travailler. Chaque individu doit travailler sur lui-même afin de faire des choix et construire une société saine.Vous avez utilisé plusieurs fois les expressions « valeurs étrangères » et « valeurs substituées ». Comment décririez-vous ces valeurs ?D’abord, par la culture matérielle. La valorisation de l’artisanat, par exemple pour les touskiiz tissés. Les mères et les filles se préparaient pour le mariage en cousant des touskiiz. Aujourd’hui, personne ne s’y intéresse puisque les priorités sont complètement différentes, comme avoir une voiture, un appartement, etc. Maintenant, les gens ne croient plus au sens des choses de la même manière qu’auparavant.
Le sens des motifs était important, ils croyaient que cela pouvait apporter le bonheur ou protéger du mauvais œil. La même chose se produit avec la langue. Avant, je n’y prêtais pas beaucoup d’attention. Je pensais que même si on ne la connaissait pas, ce n’était pas grave. Cependant, ayant vécu à l’étranger pendant tant d’années, je commence à comprendre que cela est important. Quand je lis de la littérature kazakhe, c’est très difficile pour moi. En effet, quand vous lisez, vous sentez l’esprit de la langue. Il y a quelque chose qui commence à se stimuler et qui vous pousse à la réflexion sur notre culture.Le thème de l’effacement se poursuit également dans une série de photographies présentée à l’exposition. Pouvez-vous parler de ces travaux ?Tout d’abord, j’ai fait une sculpture avec des masques. Cette série s’intitule Société globale. J’ai essayé de présenter le monde entier comme une seule personne, à travers moi-même et mon expérience. Tous les masques sont faits sur le modèle de mon visage. Après la sculpture, j’ai décidé de faire une série de photographies dans différents pays : au Kazakhstan, en Ouzbékistan et en Europe. Dans les photographies, l’arrière-plan est important. Là, vous pouvez voir le contexte : l’intimité de la pièce dans laquelle se trouve la personne masquée. Ainsi, il est possible de lire en partie une identité.Lire aussi sur Novastan : « Aujourd’hui, on attend que les artistes soient davantage impliqués dans la vie sociale qu’il y a 30 ans »La vidéo est la prochaine étape de la série. Je l’ai fait en 2016. Je voulais transmettre plus profondément l’idée d’une société mondiale. Bien que les gens essayent d’enlever leur masque, il reste toujours sur leur visage. Il n’est plus possible de s’en débarrasser. Puis il y a ceux qui mettent délibérément le masque. J’aimerais que le public ait quelque chose à penser en sortant de l’exposition.Pourquoi avez-vous décidé d’utiliser votre visage comme base pour le masque ? Pourquoi choisir le feutre blanc ? Allez-vous continuer cette série plus tard ?Puisque je fais partie de la société, je perçois tout à travers moi-même. Naturellement, j’ai fait le masque à mon image. Je prévois de créer plus de sculptures. Le feutre blanc dans ce cas est neutre, à la fois il est là et il ne l’est pas. D’autres couleurs portent des connotations différentes du point de vue émotionnel. Aussi, du côté pratique, le volume du visage est plus visible sur du blanc.Le texte de l’exposition utilise le mot « mankourt », qui a une connotation très négative dans la culture locale. Notamment en ce qui concerne la perte des traditions. Avez-vous délibérément choisi cette expression dure ?J’ai lu le roman de Tchinguiz Aïtmatov Une journée plus longue qu’un siècle. J’ai relu plusieurs fois la façon dont le jeune homme était incapable de reconnaître sa mère, ni sa terre, même à travers le texte. Cela a provoqué chez moi des associations puissantes avec notre culture, voire même avec des origines enracinées. Nous, en tant que descendants, ne perdons pas contact avec la terre.Le mot « mankourt » est surtout présent chez la vieille génération pour parler des jeunes, qui ne connaissent pas la tradition. Souvent, ces mêmes personnes disent que nous restaurons maintenant nos traditions et notre histoire. Quelle est votre opinion sur de telles déclarations ?Quand ils disent que nous restaurons toutes nos traditions, ils omettent que tout cela se passe à un niveau très superficiel. Il n’y a pas de connaissances approfondies, de sources ou encore de compréhension. Tout passe par le bouche à oreille. Au final, c’est un dialogue obscur qui se transforme en quelque chose d’abstrait. Toutes les traditions et les coutumes qui se déroulent chez nous lors des mariages ou des anniversaires s’apparentent juste à du show. Même ce qui est utilisé pour les coutumes, que ce soit les ornements, les objets ou autre.
Les gens ne se soucient pas de la façon dont cela est fait, car ils comprennent parfaitement que tout cela n’est que pour une journée. Mais ils se trompent s’ils pensent qu’ils retrouvent de la connaissance, du savoir. Non seulement les jeunes, mais même nos parents, qui vivaient à l’époque soviétique, ont une compréhension très abstraite des traditions. Nous suivons simplement la messe qui dicte ces traditions et ces coutumes, soi-disant conservées. Même des événements au niveau de l’État comme la fête de Norouz semblent n’être nécessaires que pour une mise en œuvre formelle.Dans votre texte, avec le « mankourtisme », il y a une mention du colonialisme et de la décolonisation. Comment vous expliquez-vous ce sujet ?Nous devons absolument étudier ce sujet car cela fait partie de notre histoire. L’éducation ne nous l’a pas montré et ne nous en a pas parlé. Ce n’est pas dans le programme scolaire, et on ne parle pas de ce que cet État colonial a laissé. Par conséquent, beaucoup de gens pensent que tout va bien, et l’ère soviétique manque à certains. Mais en regardant la situation du point de vue culturel, c’est tout simplement horrible.Le pouvoir soviétique a tué la culture, mais ce qui se passe actuellement à la télévision kazakhe ne fait qu’empirer les choses. Les programmes actuels ne permettent pas de penser et de réfléchir par nous-même. Maintenant, l’accent est mis sur ce qui empêche les gens de poser des questions. Nous ne sommes pas stupides. Bien sûr, quand il n’y a pas de programmes acceptables qui donnent matière à penser, les gens n’ont nulle part où obtenir des informations.Le texte de l’exposition parle aussi du silence. Non seulement comme oppression, mais aussi comme pratique spirituelle. Faisant des parallèles entre la répression et la spiritualité, la poétesse Adrienne Rich déclarait que « l’impulsion de créer commence souvent de manière terrible et effrayante, dans un tunnel de silence. »Comment avez-vous choisi cette citation ?Je repense à tout ce qui arrive à chacun de nous, à chaque individu. À cet état de silence dans la tête quand on plonge dans l’essence des choses, dans la réalité. D’ailleurs, il y a toujours une issue.Que comptez-vous faire ensuite ? Avez-vous l’intention de travailler au Kazakhstan ? La question se pose surtout car vous avez développé une distance critique avec le pays après avoir déménagé.Peu importe où je suis. Tout mon travail est consacré à la culture et au Kazakhstan, aux problèmes du pays. Les sujets qui concernent notre société sont centraux. Quoi que je fasse, il est avant tout important pour moi de le montrer au Kazakhstan. Par conséquent, je suis très heureuse que l’exposition à la galerie Aspan ait eu lieu, malgré les reports dus à la pandémie. J’espère qu’à l’avenir il y aura plus d’opportunités d’exposer dans ce pays. Bien sûr, j’ai des projets que j’aimerais montrer, tout d’abord au Kazakhstan. Certaines œuvres auront également une suite.
Le fait que je sois à l’étranger est plutôt une bonne chose. Je peux regarder certaines choses de manière objective et critique. Ce qui est très important. Quand il y a des critiques, il y a quelque chose à penser et à travailler. J’espère que dans notre société les gens commenceront aussi à accepter la critique envers le Kazakhstan, envers tout ce qui concerne notre société. Il n’y a pas d’évolution sans critique.
Kamila Narycheva pour Vlast
Traduit du russe par Amir Ayat
Édité par Johanna Regnaud
Relu par Mathilde Garnier